L’articulation entre L’Héritage d’Hastur et L’Exil de Sharra.

6. L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

de Patricia Floss

 

 

Debout au bord de la falaise, Marius Lanart se demanda s’il ne valait pas mieux sauter et s’épargner ainsi bien des malheurs. Assurément, personne ne le regretterait. S’il avait eu douze ans, et non près de quinze, il aurait pleuré. Il contempla au-dessous de lui les tours de pierre bleue du Château Comyn, souhaitant les voir s’écrouler sous ses yeux, et, peu à peu, la souffrance fit place à la colère et à la rage, telles qu’il n’en avait jamais ressenti auparavant.

Il serra les poings, se remémorant les événements de la journée. Andres, l’ex-Spatio terrien que son père avait nommé Intendant en Chef d’Armida plus de quinze ans auparavant, avait amené Marius au Château Comyn, la veille, tard dans la journée. Cet après-midi-là, Lerrys Ridenow les avait accompagnés à l’audience du Seigneur Hastur et il avait défendu le droit de Marius à intégrer le corps d’élite des Cadets, en sa qualité de fils d’un Seigneur Comyn.

Dyan Ardais, Commandant de la Garde, ne l’avait pas regardé. Il avait déclaré d’un ton las que l’« autre bâtard » de Kennard Alton avait déjà prouvé les faiblesses de leur mère de sang terrien.

Gabriel Lanart-Hastur, qui était cousin de Marius en même temps que Maître des Cadets, s’était montré condescendant.

– Avec ses yeux et ses cheveux noirs, Marius fait encore plus terrien que Lew, avait-il dit. Et certains attribuent à Lew la responsabilité de la Rébellion de Sharra. Il serait cruel d’exposer Marius au ridicule et à la haine que sa seule présence provoquerait chez ces jeunes gens ignorants qui partagent les préjugés de leurs aînés. Je l’instruirai dans les arts du combat et de l’escrime, mais pas parmi les Cadets.

Puis le Seigneur Hastur avait mis fin à la discussion de sa manière habituelle, en levant une gracile main blanche pour demander le silence. Il avait dit à Marius d’un ton calme :

– Mon enfant, nous n’avons rien contre toi, personnellement, tu dois le comprendre. Mais le Conseil Comyn a décidé depuis longtemps que ni ton frère ni toi ne pourriez prétendre à aucun privilège des Comyn. Nous les avons rendus à Lew parce que ton père n’avait pas d’autre enfant, et qu’il fallait un Héritier au Domaine. Mais depuis que ton père est parti hors planète avec Lew, ils ont suscité beaucoup de ressentiment… Crois-moi si je te dis que je regrette qu’il n’en soit pas autrement ; mais je ne peux pas te permettre d’entrer dans les Cadets dans les circonstances actuelles.

Plus que tout au monde, il aurait souhaité que son père fut encore là avec Lew. Et pourquoi ne sont-ils pas revenus ? se demanda-t-il, peut-être pour la centième fois. Je sais que Lew était très malade, et que Père espérait que les Terranans pourraient le guérir, mais il y a des années de ça. Père s’inquiète-t-il de la santé de Lew au point de m’avoir oublié ? Même si Lew ne va pas mieux, Père pourrait venir de temps en temps en visitede nouveau, il commanderait la Garde, il renverrait Dyan à Ardais, la queue entre les jambes, et Hastur ne me refuserait pas une place dans les Cadets. Et alors, je leur montrerais… Il se laissa emporter par son imagination, mais se ressaisit bien vite. Non. Pourquoi essayer de se leurrer ? Il y a trop longtemps. Père et Lew ne reviendront jamais. Ils ne veulent pas plus de moi que les Comyn. Comme je les hais ! Gabriel Lanart-Hastur, ce sale coureur de petits garçons de Dyan, et tous les autres Seigneurs Comyn ! Si je pouvais, je ferais écrouler sur leurs têtes ce tas de fumier de Château Hastur – je commencerais par pousser par-dessus le parapet Sa Sainte Majesté Hastur ! Je le jure par Aldones, je les ferai payer !

Le vent avait fraîchi avec le crépuscule. Il serra ses genoux contre sa poitrine, fixant le château avec haine. Un jour, je les ferai payer !

Une voix l’appela au loin.

– Marius !

Sans doute Andres qui le cherchait. Il ne voulait pas retourner au château, mais il n’allait pas s’enfuir et se cacher comme un enfant effrayé à l’idée d’une réprimande. Malgré sa haine de l’indifférence et de la froideur des Seigneurs Comyn, il savait que la seule façon de résoudre la situation était de l’affronter. Père et Lew sont partis, mais je ne partirai pas. Je suis le dernier Alton, et je ne renoncerai pas à mon héritage.

Il se leva et regarda grandir la faible lueur de la torche, discernant enfin la forme d’un cavalier sur le sentier au-dessous de lui. L’homme sauta à terre, attacha son cheval et se mit à grimper. C’était Andres, qui plissait farouchement le front. Marius sourit ; derrière la grimace habituelle d’Andres Ramirez, il y avait l’homme qui avait été son second père.

– Comment ça va ? grogna Andres, détaillant ses vêtements déchirés et son visage maculé de boue. Tu as détalé du Château Comyn comme un lièvre fuyant un incendie.

– Pourquoi es-tu venu me chercher ici ?

– Lew y venait souvent pendant son premier été dans les Cadets, quand le Seigneur Dyan et ces sales gosses de Comyn le tourmentaient. Il ne voulait pas qu’on le voie pleurer.

Le temps qu’ils arrivent au château, trois des quatre lunes de Ténébreuse s’étaient levées. Marius réprima un bâillement à l’approche des appartements Alton. Un repas chaud et une bonne nuit de sommeil lui paraissaient très séduisants. S’il parvenait à dormir, avec le refus poli d’Hastur résonnant encore à ses oreilles !

Dans l’antichambre de la suite, des serviteurs le débarrassèrent de sa cape et de ses bottes trempées. Un bon feu répandait une chaleur réconfortante, et Marius sentit ses muscles contractés se détendre. Pendant le dîner, il remarqua que tous lui manifestaient beaucoup de sollicitude. Andres ne lui avait pas dit un seul mot de reproche pour sa fuite de l’après-midi. Même Bruna, la vieille gouvernante revêche qui tyrannisait les filles de cuisine et échangeait des insultes avec Andres, lui demanda s’il voulait une troisième portion de ragoût. Sur quoi, il se tourna vers Andres.

– Le condamné a tous les droits, n’est-ce pas ? dit-il, plaisantant à moitié, mais Andres ne répondit pas.

– Andres, qu’est-ce qu’il y a ? Le vieillard a-t-il dit quelque chose après mon départ ? demanda-t-il, serrant les poings.

Andres poussa un profond soupir et contempla ses mains calleuses. Marius ne l’avait jamais vu si sombre.

– Regarde-moi, Andres. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ils m’ont de nouveau exclu du Conseil ?

– Pire que ça, j’en ai peur. Le Seigneur Hastur a décidé que tu devais aller vivre dans la Zone Terrienne.

Pendant quelques secondes, Marius crut avoir mal entendu.

– Pour faire quoi ? cracha-t-il.

– Ils ont une école pour les enfants de Terriens en poste à Thendara. Tu suivrais les cours avec eux, avec un moniteur au Q. G. Hastur dit que tu peux aussi y habiter, si tu veux.

Marius secoua la tête. Il était comme engourdi. Comment cela pouvait-il lui arriver, à lui ? Non content de l’exclure des Cadets Comyn, Hastur et ses fantoches le rejetaient comme un chiffon sale. Il détourna la tête, craignant de pleurer s’il voyait de la pitié sur le visage d’Andres.

– Tu es sûr qu’Hastur l’a ordonné ? Que ce n’était pas une simple suggestion ? Je sais que c’est un politicien, mais mon père est son ami et son plus fidèle allié. Comment peut-il me traiter ainsi ? Suis-je donc si indigne des Comyn qu’on me jette aux Terranans ?

Sa voix tremblait, et il ne put continuer.

– Hastur l’a ordonné, personnellement. Je lui ai dit que ton père t’avait confié à moi en partant, et que je ne permettrais pas ce… cet arrangement. Mais il m’a rappelé que, toi et moi, nous sommes tous les deux soumis à la volonté du Conseil. Ha ! ricana Andres avec dérision. Je crois que « la volonté du Conseil » n’a rien à voir avec la chose. Ta présence embarrasse Hastur. Il ne peut pas te donner ta place légitime parmi les Comyn, alors il décide de t’introduire dans la culture terrienne, que tu le veuilles ou non…

Il s’interrompit, voyant que Marius l’entendait à peine. Le jeune homme était immobile, un poing vaguement refermé, avec un visage sombre et désespéré de vieillard.

Andres jura, puis posa la main sur l’épaule de Marius.

– Ecoute, fils, ce n’est pas aussi terrible que ça en a l’air. Hastur n’a pas dit que tu devais y passer le reste de ta vie ; juste un été. Les Terriens ne sont pas des monstres, tu sais. Je suis terrien – j’ai passé la moitié de ma vie dans les Forces Spatiales, et je suis digne de confiance, non ? Ta propre mère est née et a grandi sur Terra, et c’était une femme admirable, que Dieu ait son âme. Au moins, tu aurais l’occasion d’explorer cet aspect de ton héritage… tu apprendrais tout ce qu’on peut savoir sur les étoiles, les mathématiques, les sciences… Je connais quelques petits Seigneurs Comyn qui donneraient cher pour avoir cette chance !

Marius leva les yeux sur les bannières d’Alton qui pendaient du plafond. Rien à espérer de ce côté, ni d’aucun autre.

– Je ne peux pas combattre Hastur. J’irai dans la Zone Terrienne et j’apprendrai tout ce qu’ils voudront m’enseigner, mais je reviendrai coucher ici tous les soirs, même s’ils vous renvoient à Armida, toi et tout le personnel.

Andres se rasséréna à ces paroles.

– A la bonne heure ! Je resterai aussi. Armida peut se passer de moi pendant quelques décades. Hastur a déjà tout arrangé, dit-il en se levant. Je dois t’accompagner dans la Zone demain matin.

Marius se sentit pris de panique.

– Si vite ! Le vieux était vraiment sûr de ma réaction, dit-il avec un sourire amer.

Intérieurement, il ajouta : Il n’aurait pas dû l’être. Il regrettera peut-être ce que je ferai grâce à cette éducation terrienne. Un tort de plus à vengerle pire de tous.

Plus tard, quand tous se furent retirés, il resta seul devant le foyer vide. Il avait sommeil mais il ne parvenait pas à dormir. Finalement, il alluma une chandelle, la posa sur la table et s’agenouilla devant sa petite flamme.

Avarra, Noire Mère de la Naissance et de la Mort, pria-t-il intérieurement, la paix de Ton sommeil réparateur me fuit. Fais qu’il en soit ainsi pour tous ceux qui m’ont rejeté, cette nuit et toutes les nuits à venir, et qu’ils ne trouvent jamais le repos.

 

La journée du lendemain commença mal. La pitié qu’il voyait dans le regard des servantes énervait Marius, et il ne mangea rien au petit déjeuner. Andres n’était pas beaucoup mieux ; il avait l’air d’aller à un enterrement. Quand arriva l’heure de partir, Marius en fut presque content. Il revêtit son plus beau costume et des bottes de daim, et sortit du château derrière Andres. Passant devant la caserne, il entendit des cliquetis d’épées et des voix dures criant des ordres. Les Cadets commencent l’entraînement aujourd’hui, pensa-t-il. Je devrais y être aussi. Il serra les dents et prit l’air impassible. Personne ne doit savoir ce que je ressens, pas même Andres. Je ne veux être un objet de pitié ou de raillerie pour personne.

Quand ils arrivèrent à la place marquant la limite de la Vieille Cité, il se retourna et dit :

– Tu peux me laisser maintenant, Andres. Je suis déjà allé dans la Zone Terrienne, et je connais le chemin du Q. G.

Il montra l’énorme édifice auprès duquel le Château Comyn et les bâtiments de l’astroport paraissaient tout petits.

– On appelle ça un gratte-ciel, non ? ajouta-t-il, prononçant le mot terrien avec une facilité étudiée.

– Ne fais pas le mariole avec moi, Marius, grogna Andres. Je t’accompagne jusqu’aux grilles de l’astroport. Un Terrien te prendra en charge.

– Je ne suis plus un nourrisson au berceau, dit Marius avec colère comme ils tournaient dans une large avenue bordée de bars, de cafés et de magasins de souvenirs. Dis-moi simplement à qui je dois me présenter au Q. G., et je le trouverai.

– Ecoute, répondit Andres un peu trop fort, tu es presque un adulte selon la loi ténébrane, mais, pour les Terriens, tu n’es encore qu’un mineur, un enfant. Et le temps que tu arrives dans ta première classe, tu seras bien content d’avoir quelqu’un avec toi pour te faire visiter les lieux. Le Q. G. ressemble à une fourmilière géante, et la bureaucratie terrienne est encore pire.

Les grilles du Complexe de l’Astroport se dressaient devant eux. Andres s’arrêta, et considéra l’édifice scintillant qui s’élevait devant eux comme une petite montagne. Marius regarda aussi. Et brusquement, dans le désir soudain de se rapprocher d’Andres, il ressentit la vibration familière du rapport télépathique… Je n’aurais jamais pensé que j’amènerais ici un jour le fils de Kennard. Il y avait dans cette pensée une amertume presque égale à la sienne. Andres s’éclaircit la gorge, et Marius sentit le contact s’évanouir.

– Je ne vais pas plus loin, mon enfant, dit-il, montrant les grilles. Bonne chance. A ce soir.

Il fit demi-tour, mais pas avant que Marius n’ait vu ses yeux s’embuer de larmes.

Resté seul, Marius avança, plus qu’un peu effrayé. Imitant consciemment Kennard Alton, il redressa les épaules, releva la tête et marcha fièrement vers les grilles. Les grands gardes vêtus de cuir noir changèrent de position à son passage, et il réprima une grimace devant leurs désintégrateurs.

Un petit homme en combinaison argent scintillante vint à sa rencontre.

– Tu es Marius Alton ? s’enquit-il d’une voix nasillarde.

Stupide Terranan, pensa Marius, qui répondit :

– Je suis Marius Montray-Lanart.

Il entendit à peine le Terrien se présenter : Claude Sorrell, « Relations publiques », désigné pour l’introduire au Q. G. Cruelle plaisanterie que d’être interpellé sous le nom d’Alton, que le Conseil Comyn avait refusé aux fils d’Elaine Montray. On ne peut pas demander aux Terranans de connaître ces subtilités, se dit-il, écartant l’incident de son esprit.

Les heures suivantes furent les plus déroutantes de sa vie. Sorrell le guida à travers ce qui lui sembla un dédale sans fin de lumières criardes et de cellules sans fenêtres. Il dut répondre encore et encore à des questions impertinentes sur des formulaires identiques, et y apposer sa signature, au point qu’il avait l’impression que sa main allait se détacher de son bras. Il se soumit à l’indignité d’un examen corporel par un pompeux guérisseur terrien, qui le récompensa d’un papier de plus, à ajouter à la pile que Claude Sorrell portait pour lui. Le temps qu’ils aient fini de le tester, il comprenait la remarque d’Andres sur la bureaucratie terrienne. Il avait l’impression que les murs l’étouffaient, et il désirait désespérément sortir, loin de ces gens qui infestaient la base terrienne.

Sorrell l’emmena dans une vaste pièce qui lui rappela la Salle des Gardes du Château Comyn, à cette différence près qu’elle était encombrée de gens mangeant à un comptoir circulaire. Il se mirent à la queue d’une longue file, passant devant une machine deux fois plus haute que Marius. Les cadrans, les boutons et le bourdonnement de l’engin le fascinèrent – jusqu’au moment où Sorrell lui mit un plateau et des ustensiles dans les mains.

– Tu vois les images à côté des boutons ? dit Sorrell. Tu choisis ce que tu veux manger, et tu enfonces le bouton d’à côté.

Marius sentit son estomac se nouer. Manger des plats sortant d’une machine ? Pas étonnant que les frères Ridenow traitent les Terriens de barbares !

– Non, merci, dit-il poliment. Je n’ai pas faim.

Quand Sorrell eut fini de manger, ils prirent l’ascenseur pour l’Office de placement universitaire situé au trente et unième étage.

– Eh bien, Marius, dit Sorrell, du ton artificiellement cordial que Marius commençait à détester, tu as très bien réussi aux tests. Ta connaissance du terrien standard est proche de la norme, tes connaissances en mathématiques élémentaires sont étonnantes pour un Ténébran, et tu as des dispositions pour l’analyse historique.

Marius ne fut pas surpris. Lui et son frère avaient appris la langue des Terriens dès l’enfance et leur père avait insisté pour qu’Andres leur enseigne les rudiments des mathématiques. Sorrell poursuivit son bavardage.

– Tu étudieras les sciences de la vie, l’algèbre élémentaire, la géographie de l’Empire, le terrien standard avancé, et, bien sûr, l’éducation physique. Tu verras aussi une répétitrice tous les deux jours. Maintenant, nous allons chercher les livres dont tu auras besoin pour ces cours.

Enfin, ils le libérèrent. Une fois dehors, Marius faillit crier de joie. L’air était frais et revigorant. Les premières étoiles brillaient au-dessus de lui, tandis que les derniers rayons du soleil couchant empourpraient les nuages. Il avait presque oublié l’existence du vent et de la nuit. La journée passée dans l’atmosphère surchauffée et la lumière crue des lampes à arc lui avait paru interminable. Il se hâta de traverser la Zone Terrienne, ravi d’avoir retrouvé la liberté, et stimulé par la lueur des chandelles brillant aux fenêtres de la Vieille Cité.

 

Les jours suivants, Marius s’aperçut que la vie dans la forteresse terrienne était plus dure qu’il ne l’avait imaginé. Il connaissait bien la solitude, ayant été snobé et dédaigné par la plupart des Comyn aussi loin que remontait son souvenir ; mais l’essentiel de sa vie s’était passé à Armida, le Domaine héréditaire des Seigneurs Alton. Là, dans la grande maison, dans les villages et dans les postes forestiers des montagnes, il était connu et aimé en tant que fils de Kennard Alton.

Maintenant, il se trouvait jeté contre sa volonté dans un monde étrange et effrayant, et sa solitude était à la fois celle de l’étranger et celle de l’exilé. Sorrell et Andres l’avaient mis en garde contre le « choc culturel », mais ce vieux cliché était loin de décrire sa confusion. Dans les murs du Q. G., il avait l’impression d’être un enfant, apprenant les mécanismes de l’existence pour la première fois.

Rien qu’au cours de la première décade, il maîtrisa l’usage des ascenseurs, des chaussées roulantes, des lumières pousse-bouton, des magnétoscopes, des microscopes et de la plomberie terrienne. Il avait cru parler couramment le terrien standard, mais l’effort de le parler et de le lire toute la journée le fatiguait, et les concepts qu’il véhiculait lui étaient totalement étrangers. De plus, les règlements gouvernant la vie d’un étudiant terrien lui étaient une constante irritation.

Sa claustrophobie s’accrut avec chaque jour qu’il passait derrière les murs. Il se tenait à l’écart des autres étudiants, et se concentrait sur ses cours. La seule personne avec qui il se sentait à l’aise était sa répétitrice, une mince jeune femme qui parlait parfaitement le cahuenga, et qui insista pour qu’il l’appelle par son prénom, Elena. Plus d’une fois, Marius fut tenté de se laisser aller à confier ses problèmes à son oreille amicale, mais il s’en abstint.

Le plus dur de tout, c’était de changer de monde tous les matins : quitter le Château Comyn le soleil à peine levé, rester tout le jour à la base terrienne, et revenir au château sous les derniers rayons du soleil, devint une routine torturante. Pourtant, s’il avait suivi la suggestion d’Hastur et couché dans une cellule sans fenêtre d’un dortoir du Q. G., il serait devenu fou. Grimper la colline menant au château, c’était quitter les horreurs de l’exil et revenir sur Ténébreuse. Mais chaque fois qu’il passait devant la caserne, les cliquetis d’épées des Cadets lui rappelaient ce qu’il avait perdu.

Parfois, il rencontrait des Cadets qui avaient terminé leur service. La plupart l’ignoraient, ricanaient ou faisaient des remarques trop indignes pour qu’il les relève. Félix Aillard, garçon arrogant qui le dépassait d’une tête, l’arrêta un soir, et lui prit ses livres dont il arracha plusieurs pages. Furieux, Marius l’étendit d’un coup au plexus solaire qu’il avait appris au cours d’éducation physique.

Dans le confort familier des appartements Alton, il éludait les questions d’Andres et ses conseils bien intentionnés, mais sous son masque de sérénité couvait une colère, terrible comme le feu de la forge d’Alar.

Marius était dans la Zone Terrienne depuis près de deux décades quand la chance lui sourit. Son cours de terrien standard n’était qu’une suite interminable de subtilités grammaticales. Marius n’avait pas besoin d’entendre craquer les phalanges de ses camarades pour savoir qu’ils s’ennuyaient autant que lui. La seule chose qui lui faisait supporter cette classe, c’était la fenêtre près de son siège, par laquelle il voyait l’astroport et, au-delà, les Monts de Venza colorés de pourpre. Tandis que la voix monotone d’Horton discourait, il se distrayait par cette vue magnifique.

Du coin de l’œil, il vit un scintillement métallique s’élancer, fendant le ciel comme une flèche. Sans doute une de leurs expéditions d’exploration et cartographie qui nous espionne d’en haut, pensa-t-il. En un accès de rancœur, il souhaita que l’appareil se retourne en vol, tombe du ciel et s’écrase sur l’astroport. Il savait que sa matrice n’était pas assez puissante pour accomplir cet exploit, mais il concentra toutes ses forces télépathiques sur l’image mentale de l’astroport en flammes.

Il fut interrompu sans avertissement. Une onde mentale de protestation percuta son esprit non préparé, aussi forte et bruyante que si celui qui en était la source avait hurlé non ! à son oreille. Une succession confuse d’images se déroula dans son esprit, images qui ne venaient pas de lui : la muraille d’un château enguirlandée de flammes dorées, dominée par un feu en forme de femme ; à l’intérieur de cette forme se tenait une intrépide jeune fille en robe bleue ; près d’elle, un homme saisit une épée à la garde ornée d’une grosse pierre bleue. Quand le feu sauta sur la main tenant l’arme, le visage balafré et hagard de l’homme se tordit de douleur – un visage que Marius reconnut pour celui de son frère Lew. Choqué, il releva ses barrières mentales pour se protéger de ces horreurs, mais pas avant de voir la jeune fille s’effondrer sur le sol et de sentir la terreur et la douleur dans la blessure béante de l’esprit qui contactait le sien.

Marius sentit sa nuque moite de sueur. La scène avait été aussi réelle que s’il s’était trouvé lui-même sur le parapet en feu… celui qui avait fait intrusion dans son esprit devait être un bon télépathe. Etait-il ici, dans cette classe ?

Il se retourna et scruta les visages neutres et pleins d’ennui. Il sonda aussi leurs pensées, essayant de localiser l’esprit qui l’avait contacté. Où es-tu ? interrogea-t-il l’inconnu avec désespoir. La seule réponse, ce furent les trois sonneries de l’interclasse, signalant la fin du cours. Les Terriens se ruèrent vers la porte, et il pensa : Ce ne peut pas être l’un d’eux. Ils ne pensent qu’à arriver à la cafétéria avant les autres… Il attendit jusqu’à ce qu’ils soient presque tous sortis, puis il mit ses livres dans sa serviette.

Comme il se dirigeait vers l’ascenseur, une voix qu’il reconnut dit derrière lui :

– Attends un peu.

Se retournant, il vit un garçon de son âge, portant les vêtements simples et les bottes souples actuellement à la mode chez les Terriens, mais qui d’allure était plus ténébran que Marius lui-même. Mince, avec des mains longues et gracieuses, il avait le teint clair et les cheveux brun-roux. Ses yeux étaient d’une couleur que Marius n’avait encore jamais vue : ambrés, presque dorés, comme ceux d’un chat de montagne.

– Marius Lanart, commença l’étranger dans le pur cahuenga des lointaines Heller, il faut que je t’explique mon intrusion.

Il déglutit avec effort, l’air mal à l’aise.

– Tu as projeté ton… ton rêve dans toute la classe. Les autres ne sont pas télépathes – mais moi, je le suis, et je n’ai pas pu m’empêcher de voir par tes yeux. Et cette colère, ce feu que tu voulais allumer – je suppose que ça m’a rappelé trop de mauvais souvenirs. Je n’ai pas pu le supporter – ce que tu as vu, c’était une partie de ces souvenirs.

Marius éprouva une sensation bizarre, une sorte d’empathie pour la souffrance qu’il sentait chez l’autre. La pitié et une curiosité soudaine le poussèrent à demander :

– Quels souvenirs ? J’ai vu mon frère dans ton esprit.

– J’étais à Aldaran quand Sharra a rompu ses chaînes.

Il fronça les sourcils, puis dit avec brusquerie :

– Nous ne pouvons pas parler ici. C’est ta pause déjeuner ?

Marius hocha la tête et le suivit. Soudain, il était important pour lui d’en savoir plus sur cet étrange Terranan. Dans un vestiaire vide, ils s’assirent l’un en face de l’autre sur les longs bancs. Marius était embarrassé, mais sa curiosité lui fit surmonter sa timidité.

– Comment as-tu connu mon frère ? demanda-t-il.

– Le Seigneur Kermiac d’Aldaran était mon tuteur. J’ai grandi au château.

Il fit une pause, puis reprit :

– Quand Lew est arrivé à Aldaran, nous l’avons intégré dans notre cercle de matrices. Il vit que j’étais télépathe comme mes sœurs, et commença à nous enseigner l’usage de la télépathie. Il était gentil avec moi, comme un frère… nous étions souvent en rapport mental, et c’est comme ça que je t’ai reconnu… il me laissait les suivre, lui et Marjorie…

Marius saisit l’image de Lew, marchant dans une brillante cité, souriant à la jeune fille aux yeux ambrés à son côté.

– Marjorie était ma sœur, poursuivit l’autre. Notre père était terrien, notre mère la dernière représentante d’une vieille famille des montagnes, les Darriel. C’est peut-être pour ça que Lew et Marjorie tombèrent amoureux l’un de l’autre : ils étaient tous deux des métis ténébran/terrien et ils se comprenaient sans effort – pour ce que ça leur a servi !

Il frissonna, les lèvres retroussées en une grimace sauvage.

– Quand Lew a voulu anéantir la matrice de Sharra, il a dû frapper à travers Marjorie. Je n’ai pas pu aider ma sœur. J’avais trop peur, et tout s’est passé trop vite. Elle est morte et… tout s’est enflammé.

Marius ressentit l’angoisse du jeune homme comme si c’était la sienne. Plutôt que de s’y attarder, il changea de sujet.

– Tu es aussi ténébran que Lew et moi. Comment se fait-il que tu sois… ici ? dit-il, montrant les murs nus d’un geste dédaigneux. Les Terranans t’ont amené de force ?

– Non. Je ne savais pas où aller. Mon autre sœur, Thyra, avait fui avec son amant, les Dieux seuls savent où ; mon père adoptif était mort quelques semaines plus tôt. Je ne savais pas où Lew était parti – alors je me suis rallié à l’Empire terrien, en qualité de fils de mon père.

Il esquissa un faible sourire.

– J’ai oublié de me présenter. Rafe Scott, z’par servu.

L’expression ténébrane jurait avec le nom terrien – quoique Rafe fut aussi un prénom ténébran, abréviation de Rafaël ou de Rakhal. Le nom convenait bien à un fils de Terrien et de Ténébrane. Il aurait pu être le frère de Marius, tant leurs origines étaient similaires. Fils de Terra et de Ténébreuse, se répéta-t-il. Les deux mondes ont des droits sur moi, quoique jaie tenté de rejeter celui de ma mère.

– Je sais, répondit Rafe, avec cette étonnante perception de télépathe. Par moments, j’ai l’impression d’avoir vendu mon âme pour être véritablement terrien, pour n’appartenir qu’à l’Empire – mais je ne peux pas oublier que je suis né et que j’ai grandi sur Ténébreuse. Lawton, le Légat, pense que j’ai de la chance d’avoir des liens avec les deux mondes. Moi, je trouve que c’est plutôt une malédiction.

Il regarda Marius.

– J’ai senti que tu étais furieux. Cela a quelque chose à voir avec le Seigneur Hastur, le Conseil Comyn, ton père et les Terriens. Tu n’es pas venu au Q. G. volontairement, n’est-ce pas ?

Marius secoua la tête.

La candeur de Rafe le déroutait, car il avait toujours gardé ses émotions pour lui ; en même temps, il trouvait cela tout naturel, comme s’il avait connu Rafe toute sa vie. Alors il lui parla des quelques dernières décades, omettant seulement les extrêmes de sa colère. D’ailleurs, ces émotions étaient évidentes pour un autre télépathe.

Quand il eut fini, l’autre dit, avec sourire hésitant :

– Ça n’a pas été facile ; ce n’est jamais facile de changer de monde. Et pour commencer, tu ne voulais pas en changer.

Marius sentit une montée d’émotions derrière ce sourire, une intense nostalgie faisant écho à la sienne.

Comme moi, c’est un métis, jamais vraiment détaché de l’un et l’autre monde. Nous pourrions être amis… Saint Porteur de Fardeaux, je suis seul depuis si longtemps !

 

Quelques jours plus tard, par un chaud après-midi, Marius traversa la Zone Terrienne d’un pas vif, sa serviette à la main. Il n’y avait pas de cours ce jour-là, mais il devait retrouver Rafe à la bibliothèque, où ils feraient leurs devoirs ensemble. S’arrêtant devant une échoppe, il acheta un friand et repartit. Tout en grignotant la croûte feuilletée, il ressentait vaguement un tiraillement d’anxiété. Il s’immobilisa et se concentra ; c’était comme un grattement grossier, qui lui donnait l’impression d’être l’un des rats encagés du labo scolaire. Il était surveillé, par quelqu’un qui n’était pas loin. Il en était certain, car la même chose lui était arrivée trois fois pendant les six derniers jours – et il en avait assez. Il modifia son itinéraire du Q. G. à l’astroport, espérant qu’il obligerait l’observateur invisible à se révéler à ses sens alertés. Mais quand il atteignit les barrières entourant l’aire d’atterrissage, son poursuivant était toujours sur ses traces.

Il y avait foule, à cause de l’afflux de passagers sortant de la Couronne du Sud qui venait de se poser. Marius eut envie de s’attarder, comme il l’avait fait une fois sur le chemin du Q. G. Il aimait les spectacles et les bruits de l’immense complexe : le rugissement des astronefs qui décollaient, les nombreuses variétés d’humains et d’extra-planétaires venus de centaines de mondes… à contrecœur, il se détourna et quitta l’astroport.

– Tu es en retard, remarqua Rafe quand il le rejoignit devant la fontaine de la place s’étendant devant le Q. G. Et furieux. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Marius ne s’étonnait plus de la rapidité à laquelle Rafe percevait ses émotions superficielles. Il était puissant télépathe quand il choisissait d’utiliser ses pouvoirs, et Marius n’avait pas relevé ses barrières mentales. Cela lui faisait plaisir que Rafe ait assez d’amitié pour ressentir ses émotions. Ils s’étaient souvent retrouvés en rapport mental du premier stade sans aucun effort ; mais quand Marius avait tenté d’aller plus loin, pour créer un lien plus étroit, il avait rencontré tant de peur et de souffrance qu’il s’était retiré, au grand soulagement de Rafe.

– J’ai été suivi en venant ici, dit Marius. Et ce n’est pas la première fois. Je ne sais pas pourquoi les Terranans m’espionnent, mais…

– Attends, l’interrompit Rafe. Qu’est-ce qui te fait croire que ce sont les Terriens ? D’accord, la plupart des fonctionnaires de l’astroport sont des imbéciles braillards, mais les agents des Services Secrets savent ce qu’ils font. Et cela exclut la chasse à un Comyn proscrit, qui a autant de droits qu’eux à la citoyenneté de l’Empire. Ça n’aurait pas de sens.

– Peut-être, dit Marius, enfonçant le bouton « Appel » de l’ascenseur. Mais qui d’autre irait me suivre à travers toute la Cité du Commerce, et pas jusqu’au château ?

– D’après ce que tu m’as dit, vos précieux Hali’imyn en sont très capables – soit par agents interposés, soit en utilisant leur matrice. Ils ont peut-être peur que tu ne révèles certains de leurs secrets à l’Empire…

– Ce serait bien fait pour eux, dit Marius, sarcastique, comme la porte de l’ascenseur s’ouvrait enfin.

Rafe a sans doute raison, se dit-il pendant la montée. Si quiconque a une raison de m’espionner, ce sont bien les Comyn. Il était un peu surpris de ne pas y avoir pensé plus tôt ; puis il réalisa qu’il n’avait pas voulu s’avouer cette possibilité. Un Seigneur des Sept Domaines, coupable de cette activité terrienne mesquine et vile ? Et pourtant

L’ascenseur s’arrêta d’une secousse et les portes s’ouvrirent avec une précision mécanique. Au milieu du couloir rutilant, Marius s’arrêta pour boire à une fontaine. L’eau froide avait le goût métallique du robinet, et il la recracha. Il frissonna soudain, pris d’une répulsion totale pour tous les aspects de cette existence méprisable.

– Détends-toi, Marius ! dit Rafe à voix basse. Ce n’est peut-être pas si grave. Je peux me tromper ; ce ne sont peut-être pas les Comyn qui te font suivre – mais même si j’ai raison, l’honneur des Hastur est légendaire jusqu’aux Heller et au-delà. Mon père adoptif parlait toujours de Danvan Hastur comme d’un homme juste et sage, même si leurs politiques différaient. Je suis certain qu’il ignore cette sottise et qu’il y mettra fin dès que tu feras appel à lui.

Comme j’ai fait appel à lui pour entrer dans les Cadets ? pensa Marius. Pourquoi n’ai-je rien fait à ce sujet ? Je dois trouver l’arme adéquate et une façon de m’en servir.

Avant d’entrer à la bibliothèque, Rafe lui dit encore :

– Si nous avons fini assez tôt, on pourra aller à l’astroport. Je connais un mécanicien qui peut nous faire visiter le complexe. Ce sera autre chose que ce reish de tour bidon que nous font faire les RP.

Il s’était servi du cahuenga pour « crottin de cheval », et, malgré son humeur sombre, Marius ne put s’empêcher de sourire, pensant : Il a vu que j’étais bouleversé et il essaye de m’égayer.

Cette attention le toucha, et il décida de lui manifester sa reconnaissance.

– J’ai une meilleure idée, dit-il. Partons d’ici une heure avant la nuit et allons à mes appartements. Nous y dînerons, et après, je te ferai personnellement visiter le Château Comyn dans tous ses coins et recoins.

Un peu surpris de sa propre audace, Marius s’interrompit. Il sentait le plaisir de Rafe comme une présence tangible entre eux. Il poursuivit, s’efforçant de prendre un ton détaché :

– Apporte tes livres et une tenue de rechange pour rester jusqu’à demain, si tu veux.

– Je ne demande pas mieux, répondit Rafe. C’est une offre princière, Seigneur Marius.

Marius répondit par la phrase traditionnelle en casta :

– S’dia shaya, vai dom Rakhal. Viens, poursuivit-il d’un ton pressant. On aura peut-être la chance de trouver une salle de conférences vide.

Ils cassèrent deux ou trois crayons dans leur hâte à terminer rapidement leurs devoirs, et quittèrent le Q. G. comme les nuages crépusculaires s’élevaient au-dessus des montagnes. Une pluie glacée rafraîchissait l’atmosphère, et Rafe grelottait dans sa veste légère. A l’approche du château, Marius ralentit et adopta une démarche ferme et résolue. Sous l’arche massive donnant accès à la cour de derrière, se tenaient trois jeunes Cadets. Le premier était Félix Aillard, son beau visage de Comyn contracté en un simulacre de sourire. Il s’avança en tirant son épée pour les intercepter.

– Laisse-nous passer, dit Marius.

Ce n’était pas une requête. Félix le regarda sans répondre, jouissant de la situation. Le vent ébouriffait ses cheveux blond-roux et faisait voleter sa cape : il était l’incarnation même du guerrier Comyn.

– Pourquoi nous barres-tu la voie ? demanda Marius, passant sa serviette à Rafe pour poser la main sur la garde de la dague dont il ne se séparait jamais.

– Oh, je ne barre pas ta voie, com’ii, dit Félix, les yeux fixés sur Rafe. Je vois que tes nouveaux amis t’ont fourni un serviteur. Mais aucun larbin des Terranans n’entrera ici !

– Rafe Scott n’est pas mon domestique. C’est mon ami. Tu n’as pas le droit de nous empêcher de rentrer chez moi, mon invité et moi.

Félix se mit à rire, d’un rire mauvais et sans joie. Marius sentit une onde de colère, chaude comme de la poix brûlante, que l’esprit du Cadet dirigeait sur Rafe.

– Ah, tu trouves que je n’ai pas le droit d’interdire l’entrée à ce Terrien ? ricana Félix. Eh bien, chiyu, vous allez rester ici jusqu’à ce que j’envoie chercher quelqu’un qui en a le droit !

Il se tourna vers le garçon debout à sa gauche.

– Nicol, va chercher le Commandant et dis-lui que Montray-Lanart fait encore des histoires.

Oh, zut ! pensa Marius. S’il trouve Dyan Ardais, ce maudit ombredin va renvoyer Rafe dans la Zone Terrienne rien que pour minsulter.

Le Cadet partit en courant vers la caserne. Devant le sourire triomphant de Félix, Marius eut envie de le lui faire ravaler d’un coup de poing. Il n’était pas indigné seulement pour lui-même, mais aussi pour Rafe, et l’embarras que Félix cherchait à lui causer. Rafe n’était même pas vêtu correctement pour le froid, et ce sale petit roquet l’obligeait à rester sous la pluie comme un mendiant ! Il lui sembla naturel de concentrer son indignation sur sa matrice ; la force de sa colère augmenta jusqu’à l’envelopper d’un voile de flammes. Il n’avait plus qu’un tout petit effort à faire pour abattre Félix, comme il avait envie de le faire.

Félix se tourna vers lui, les yeux pleins de suspicion et de peur, haletant, tâtant vainement sa gorge. Rafe se retourna aussi, l’air horrifié. Marius entendit son cri télépathique : Tu ne sais plus ce que tu fais ! Arrête avant quil soit trop tard !

A contrecœur, Marius cessa son attaque. Cela a donc tant d’importance pour toi ?

Oui !

Marius retira l’énergie destructrice de sa pierre-étoile. Il ne valait pas la peine de se venger de Félix si cela causait tant d’angoisse à Rafe.

Maintenant qu’il avait retrouvé sa voix, Félix grondait comme un homme-chat.

– Que Zandru t’emporte dans le plus froid de ses enfers, petit bre’suin ! Te servir d’une matrice pour m’étouffer ! Pourquoi ne te bats-tu pas comme un homme, maudit bâtard terrien ?

– Oui, dit Marius avec calme, ma mère était terrienne – mais j’ai été reconnu par mon père, et tu ne peux pas en dire autant, hein, Félix ?

La bâtardise n’était pas un déshonneur dans les Sept Domaines, mais les mœurs de la mère de Félix lui avaient valu l’épithète de fils aux six pères, et Marius n’eut aucun scrupule à tourner ce fait à son avantage. Félix, livide de rage, se trouva à court d’injures.

A cet instant, Nicol revint. Un grand Garde roux l’accompagnait, en qui Marius reconnut Lerrys Ridenow, son seul partisan parmi les Comyn.

– Je n’ai pas trouvé le Commandant, disait Nicol, mais le Capitaine Ridenow a voulu…

– Découvrir ce qui se passe ici, termina Lerrys. Le Cadet MacAran me dit que tu as découvert un espion terrien que Marius Lanart chercherait à introduire au château.

– Ce n’est pas vrai, Capitaine ! dit Rafe. Je me suis tu par respect pour vos lois – mais je ne laisserai pas Marius se faire traiter ainsi plus longtemps à cause de moi. Il m’a invité en tant qu’ami, et cette histoire d’espion est ridicule !

Il toussa puis reprit :

– Capitaine, tu es Comyn. Tu as sûrement la capacité de savoir si je dis vrai.

Lerrys regarda Rafe en haussant un sourcil. Et quand il parla, ce fut aux trois Cadets, du ton sec et bref de la colère.

– Je trouve une telle sottise difficile à croire chez un Cadet. Ce jeune homme est un étranger et un hôte de Dom Marius. Vous l’avez insulté et vous avez foulé aux pieds les lois de l’hospitalité. Vous deux, retournez dans vos quartiers ; je m’occuperai de vous plus tard. Cadet Aillard – reste ici.

Il se tourna vers Marius, ajoutant :

– Veux-tu m’attendre dans le Grand Hall, cousin ?

– Volontiers, cousin.

Marius passa sous l’arche avec Rafe, et ils traversèrent la petite cour. Quelques minutes plus tard, ils étaient à l’intérieur du château, au pied de l’escalier de marbre montant jusqu’au troisième étage.

– Je me retrouve à la maison, dit Rafe. Notre Grand Hall avait la lumière électrique, mais il y avait autant de courants d’air, et nous n’avions pas autant de tapisseries qu’il y en a ici.

– Regarde là-bas, sous le lustre.

Marius montra une tapisserie représentant une bataille livrée sous les tours mêmes du Château Comyn, assez détaillée pour qu’ils distinguent plusieurs Gardes et leur chef, un brun qui se battait contre un chef des Villes Sèches. Les couleurs étaient si vives qu’on voyait les taches de sang sur leurs bottes.

– Rafaël Lanart est mon ancêtre, dit Marius avec fierté. Il y a trois cents ans, il a conduit les Gardes à la victoire contre une armée d’envahisseurs séchéens ; après avoir tué leur chef de guerre, il acquit une si grande renommée que, quelques années plus tard, quand le roi et son fils furent tués par traîtrise, Rafaël fut choisi comme régent pendant la minorité du roi enfant.

– Ah, Marius, te voilà !

Ils se retournèrent et virent Lerrys Ridenow à quelques pas, sa cape dégoulinante de pluie.

– Il pleut à en noyer les morts, dit Lerrys avec irritation. Parfois, je pense à l’ancienne superstition selon laquelle cette pluie serait le signe de la colère des Dieux devant notre arrogance. Et tu as eu ton compte d’arrogance pour aujourd’hui, cousin, ajouta-t-il d’un ton radouci. Je te prie d’accepter mes excuses pour l’attitude de ces Cadets. Ils seront sévèrement réprimandés, tu peux en être sûr.

Surpris de sa sollicitude, Marius haussa les épaules et répondit :

– Ça ne fait rien, Dom Lenys. Ils ne nous ont pas fait de mal. De plus, si on écoute tous les chiens qui aboient, on devient sourd et on n’apprend pas grand-chose.

Lerrys sourit.

– Je crains que nous n’ayons tous deux oublié nos manières. Présente-moi à ton ami, Marius.

– Je suis Rakhal Darriel-Scott, plus connu sous le nom de Rafe Scott, z’par servu.

A l’évidence, Rafe était fatigué qu’on le considère toujours comme un intrus terrien ignorant.

– Bienvenue au Château Comyn, Rafe Scott. Tu as l’air d’avoir besoin d’un bon feu et d’une boisson chaude, comme moi. Voulez-vous venir chez moi ?

– Merci, répondit Marius, mais nous avons des devoirs à terminer avant le dîner.

– Au moins, laissez-moi vous accompagner jusqu’à votre porte, puisque c’est sur le chemin de mon appartement.

Montant l’escalier, Rafe demanda :

– Dom Lerrys, saurais-tu pourquoi le jeune Aillard me hait ? Nous l’avons senti tous les deux, Marius et moi, et pourtant, c’est la première fois que je le vois.

Le visage de Lerrys s’assombrit.

– C’est une vilaine affaire. Félix avait un frère aîné, Geremy, qui était Capitaine dans la Garde. L’année dernière, il était de patrouille la nuit de la Fête du Solstice d’Eté… deux Spatios ont provoqué une rixe dans une taverne. Geremy est intervenu, et l’un des Terriens l’a abattu de son désintégrateur. Il est mort dans les bras de Félix quelques heures plus tard. Depuis, Félix hait tout ce qui vient de Terra, hommes et choses.

– Je ne peux pas le blâmer, dit pensivement Rafe.

– Moi, si, dit sèchement Marius. Tu n’as rien à voir avec la mort de son frère, et il n’a aucune raison de te haïr.

Lerrys avait l’air amusé, mais il parla gravement.

– Ton loyalisme t’honore, Marius. Et tu as raison. Malheureusement, les hommes comme Félix sont aveuglés par la haine et ne pensent pas clairement.

Marius perçut les émotions sous-jacentes de Lerrys : il était content de son amitié avec Rafe. Ce n’était pas une vague sympathie, mais une approbation sans réserves, comme s’il était personnellement responsable de leur relation. Marius se félicita d’avoir refusé son invitation parce que le nouvel intérêt qu’il leur portait le troublait. C’est peut-être un ombredin, qui nous désire tous les deux, pensa Marius, puis il réprima un éclat de rire. Il était impossible d’imaginer Lerrys, toujours si élégant et désinvolte, en proie aux passions excessives qui avaient failli déshonorer Dyan Ardais trois ans plus tôt.

 

Le dîner fut tranquille, car Andres ne rentrerait pas d’Armida avant deux jours. Après le repas, Marius tint sa promesse, et guida Rafe dans l’immensité du château, aussi longtemps que leurs pieds purent les porter.

Puis Rafe s’endormit tandis que Marius, allongé sous ses couvertures, soupirait, serein et apaisé pour la première fois depuis son arrivée à Thendara.

Cette euphorie se prolongea presque tout le lendemain. Les nuages se dissipèrent et la journée fut aussi chaude qu’elle pouvait l’être par un bel été ténébran. Levés de bonne heure, ils partirent à cheval vers le nord, pour visiter le rhu fead, lieu saint des Comyn. Rafe ne put pas entrer dans l’antique sanctuaire blanc, mais il fut ensorcelé par les brumes du Lac de Hali. Ils passèrent le reste de la matinée à chevaucher vers le nord-est et le Plateau d’Armida. Peu après midi, ils firent halte et sortirent leur déjeuner de leurs fontes.

– Je crois que tu n’as pas monté depuis longtemps, remarqua Marius, voyant Rafe mettre pied à terre avec raideur.

Rafe grimaça et prit une pomme. Ils mangèrent rapidement, pratiquement sans parler. Autour d’eux, les arbres bruissaient du chant des oiseaux et des bonds agiles des écureuils. Brusquement, Rafe se raidit, comme un faucon se préparant à l’attaque.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Marius.

Rafe tendit le bras au-dessus de sa tête.

– Allons-nous-en, Marius.

– Où ?

– N’importe où – pourvu que ce soit à des années-lumière de cette planète ! Terra et Ténébreuse ne pourront que se briser quand elles entreront en collision. Je veux trouver un endroit où les gens ne sont pas obsédés par les vengeances et les vendettas.

Il souriait, mais il y avait une ardente nostalgie dans son regard.

– Partons – demain ou la semaine prochaine. Nous sommes trop jeunes pour la Force Spatiale, je sais ; mais nous pourrions être engagés comme bagagistes. Nous deviendrions peut-être des hors-la-loi, vivant grâce à des expédients et à nos désintégrateurs, notre tête mise à prix. Ou nous pourrions être des Colons. Il y a encore des tas de mondes nouveaux à explorer et à coloniser.

Les couleurs de la forêt vacillèrent sous les yeux de Marius. L’air ondoya, et il fut transporté dans le temps, comme cela arrive souvent à ceux du sang des Alton. Il vit l’astroport de Thendara et les portes ouvertes d’un astronef. Lew était debout sur la rampe, vieilli, ses cheveux noirs striés de mèches grises, son visage balafré ferme et résolu. Il était vêtu à la terrienne, comme la jeune blonde debout près de lui ; dans les bras, Lew portait une petite fille. Ses paupières s’ouvrirent brusquement, révélant des yeux d’or liquide – exactement semblables à ceux de Rafe. Un instant, Marius sentit la présence de Rafe dans son esprit, partageant sa vision. Puis il sentit la souffrance de son ami, l’entendit crier : « Marjorie ! » avec une terrible nostalgie, et la vision s’évanouit.

Rafe prit une profonde inspiration, écartant la main que tendit Marius pour le soutenir.

– Tout va bien, dit-il tout bas. Cette fillette que tu as vue – c’était le portrait de ma sœur.

– Rafe, tu ne veux pas m’en dire… davantage… sur la nuit où elle est morte ?

Il hésita, cherchant ses mots.

– Je sens que tu as presque bloqué ton laran à cause de ce qui est arrivé ce jour-là. Peut-être… peut-être que nous devrions tenter un rapport complet… tu ne peux pas continuer à refouler tout ça.

Marius pensa : Je nai jamais donné de conseil à personnemais je connais ta souffrance, et je ne peux pas y rester indifférent.

– Bien sûr, répondit Rafe, tu sais tout sur les émotions refoulées ! Ta colère rentrée bouillonne comme un chaudron de sorcière. N’est-ce pas dangereux pour un Alton, dont la colère peut tuer ?

Puis il se détendit un peu et sourit.

– Nous faisons vraiment la paire ! Toi avec ta rage rentrée, moi avec ma… mes souvenirs. Allons viens ! Tâchons de bien utiliser la fin de la journée !

Marius frissonna et ses cheveux se redressèrent sur sa nuque. Quelque chose va se produire, pensa-t-il. Bientôtpeut-être cette décade. Quelque chose d’important. Il regarda le ciel sans nuages, les hauts résineux oscillant à la brise, puis Rafe qui l’observait, en attente.

– Il fait chaud pour Ténébreuse, dit-il en se levant. Si tu n’es pas trop fatigué, faisons la course jusqu’à la Route Interdite. Mon cheval a envie de se dégourdir les jambes.

 

Le lendemain de bonne heure, Marius accompagna Rafe au Q. G., sa serviette à la main, avec l’impression d’être un déserteur revenant se soumettre à son châtiment. Il avait du mal à croire que seulement quatorze heures plus tôt ils galopaient dans les collines embaumées. Nous sommes comme des fourmis de feu qui reviennent à la fourmilière, se dit Marius avec colère. Aucune étincelle de libre arbitre qui nous distingue de milliers d’autres !

Tout haut, il demanda :

– Qu’est-ce que cette vie d’étudiant dont les Terriens sont si fiers ? Assis toute la journée à pousser des boutons et griffonner des notes comme des gratte-papier myopes !

– Je n’ai pas été forcé comme toi à suivre ce cours d’été, Marius, dit Rafe. Je voulais me débarrasser de quelques cours difficiles – plus vite j’aurai terminé les études exigées de tous les jeunes Terriens, plus vite je serai libre de choisir ma voie. De plus, si nous voulons être des pirates de l’espace, tu devras connaître les principes de la navigation spatiale ! Alors, potasse bien ton algèbre !

– Je croyais qu’on partait pour n’importe où, répondit Marius, mais il était difficile de plaisanter dans les couloirs et les ascenseurs encombrés du Q. G.

A la fin de son cours de géographie de l’Empire, Marius se dirigeait vers le vestiaire quand une voix familière, qui n’était pas celle de Rafe, l’interpella.

– Qu’est-ce qui te presse ? dit la jeune fille à la peau sombre avec un sourire amical. Je ne pensais que nos automates t’intéressaient tellement.

– Salut, Elena.

Il ralentit le pas pour rester à son niveau. Il n’avait pas trop confiance en sa répétitrice, et son joli visage le troublait. Pourtant, c’était la seule Terrienne qu’il aimait bien, à part Rafe. Mais Rafe n’était pas vraiment Terrien.

– Tu ne te trompais pas, dit Marius. En général, j’apporte mon déjeuner de la maison. Tu veux le partager avec moi ?

– Non, merci. Je viens de sortir de la horde affamée, et je retourne chercher un peu de silence et de tranquillité dans mon bureau.

Elle le regarda d’un air cocasse.

– Ta classe est sur mon chemin. Mais ce n’est pas la seule raison de ma présence. Je suis censée t’amener à l’Administration.

Marius s’arrêta pile.

– Pourquoi ? demanda-t-il avec méfiance.

– Le Légat veut te parler, dit-elle, baissant respectueusement la voix, comme un Ténébran parlant du seigneur Hastur.

– Et si je refuse d’obtempérer ?…

– Marius, ne fais pas l’enfant. Tu n’as pas à lui lécher les bottes, mais tâche de lui montrer un certain respect dans son propre bureau.

Marius la suivit sans un mot. Du respect ! pensa-t-il. Quelle impudence ! Ils envoient cette gamine pour m’entortiller de belles paroles, sachant que je n’ai d’autre choix qu’obéir. Par les chaînes de Sharra ! Si mon père était là, le Légat le supplierait de lui accorder un moment de son temps ! Sa rage se réveilla, et, avec elle, la frustration et la souffrance qu’il ressentait depuis que son père était parti sans même lui dire adieu.

Le Bureau du Légat des Affaires Terriennes était une suite de cinq grandes pièces sur le toit du Q. G. Marius donna son nom à la réceptionniste somnolente qui en gardait l’entrée.

– Marius, dit soudain Elena, je ne suis qu’un rouage dans la machine, mais j’ai de l’amitié pour toi – crois-moi, je t’en prie, si je te dis que je ne chercherai jamais à te faire du mal.

Elle pressa vivement sa main gauche puis s’éloigna. Marius la suivit des yeux, perplexe.

– Le Légat va vous recevoir, monsieur, dit la réceptionniste, sans lever les yeux de ses papiers. Suivez le servobot, je vous prie.

Marius suivit un robot lent et trapu jusqu’à une porte fermée, où un géant noir en uniforme de la Force Spatiale le fit entrer. Marius fut un peu surpris, s’étant attendu à un mélange criard de chrome et de plastique, avec bar automatique et écran mural occupant toute une paroi. Mais le bureau du Légat était plein de détails ténébrans : murs lambrissés, vase de céramique, un échiquier du Jeu de Châteaux, et une tapisserie représentant la Fête du Solstice d’Eté.

– Marius Montray-Lanart.

Le Légat se leva et s’inclina à la mode ténébrane. Marius s’étonna une fois de plus – il s’était figuré la plus haute autorité terrienne de l’Astroport de Thendara sous les traits d’un vieillard majestueux comme Hastur. Or l’homme qui le regardait avec un sourire désarmant était plus jeune que Lerrys Ridenow. Avec son teint clair et ses cheveux roux, il aurait pu passer pour Comyn.

– Veux-tu t’asseoir ? lui dit cet homme étrange.

Marius s’exécuta, tandis que le Légat poursuivait en Cahuenga parfait :

– Dan Lawton, z’par servu. Légat depuis six mois. L’un des avantages d’un travail très éprouvant est ce bureau particulier, qui a aidé certains de mes prédécesseurs à ne pas devenir fous. Je n’ai pas encore déjeuné, et toi non plus, je crois. Alors j’ai pris la liberté de nous faire monter à manger. Prendras-tu un verre en attendant ?

– Non, merci.

Marius leva la tête et rencontra les yeux bleus du Légat. Projetant légèrement ses sens, il perçut de l’excitation sous la façade calme du Terrien. Marius se détendit.

– Tu dois te demander pourquoi je t’ai prié de venir. D’après nos fichiers, tu es télépathe – alors, tu sauras que je te parle aussi honnêtement qu’il est possible.

Le Légat joignit le bout de ses doigts.

– Je t’observe avec attention depuis ton arrivée au Q. G. Tu n’as pas été très heureux dans cet environnement, et je le regrette. Mais tu as appris à fonctionner efficacement dans un monde que tu croyais au-delà de ta compréhension. Naturellement, je n’en attendais pas moins…

« Un astronef terrien a atterri sur Ténébreuse, continua Lawton sans faire de pause, quelque chose comme il y a cent de vos années. Les Comyn furent horrifiés de l’intrusion de ce qu’ils croyaient une race extrahumaine. A peine vingt ans après ce premier atterrissage, l’un de ces envahisseurs étrangers découvrit qu’il avait le laran – ce don télépathique si jalousement gardé et estimé des Comyn. Cet étranger était Andrew Carr, qui épousa ta propre grand-tante et s’intégra au clan des Alton, passant toute sa vie sur les terres d’Alton.

Le Légat eut un bref sourire.

– Je pourrais te citer une centaine d’autres Terriens qui ont trouvé le bonheur dans le mode de vie ténébran. Ton oncle, Larry Montray, et Magda Lorne, l’agent des services secrets devenu Amazone libre, en sont des exemples.

Marius remua sur son siège avec embarras, souhaitant que le Légat en arrive à la raison de sa présence. A cet instant, un grand servobot entra en glissant dans la pièce. Lawton pressa un bouton, sa partie supérieure s’ouvrit, révélant un plateau chargé de nourriture. Tandis que le robot se retirait, Lawton tendit un sandwich à Marius et lui remplit une tasse d’un liquide noir et chaud. Marius leva la main pour l’arrêter, pensant que c’était du café, ce breuvage terrien qu’il avait goûté une fois à la requête de Rafe.

– Ne t’inquiète pas, dit Lawton en souriant. C’est du jaco fraîchement passé. J’en achète tous les jours dans une échoppe ténébrane – moi non plus, je n’aime pas le café.

Marius termina son second sandwich, et Lawton reprit la parole.

– Voilà où je voulais en venir : les Comyn sont les seuls Ténébrans encore aveugles aux avantages mutuels d’une coopération entre nos deux cultures – à l’exception possible des Séchéens et des brigands qui infestent les montagnes. Les Amazones libres nous envoient leurs jeunes aux fins d’instruction depuis trois générations. Rien qu’au cours de la dernière décennie, nous avons fondé deux écoles médicales pour les Ténébrans. Nous pourrions faire beaucoup plus pour ce monde – si le Conseil nous y autorisait.

– Et lui donner la chance d’être un maillon de plus de la chaîne de l’Empire terrien ? intervint Marius. Je ne crois pas que même les Amazones libres veuillent en arriver là.

– En fait, moi non plus.

Le Légat fit une pause pour voir comment il réagissait à cette remarque, avant de poursuivre.

– Il y a d’autres solutions, tu sais. Même un traité limité enrichirait Ténébreuse du meilleur de Terra – la médecine, les sciences, un échange de gens et d’idées – tout en la protégeant des technocrates qui voudraient la remodeler à l’image de Terra. Parce que Ténébreuse, telle que vous la connaissez, ne durera pas plus de vingt ans encore.

– Que veux-tu dire ?

Lawton se servit une tasse de jaco.

– Il n’y a qu’une seule force qui empêche les Sept Domaines de retomber dans l’anarchie féodale qui régnait pendant les Ages du Chaos – et cette force, ce sont les Comyn. Malheureusement, ils se désintègrent. Leur natalité décline régulièrement depuis cinquante ans, et beaucoup de ceux qui subsistent succombent à la corruption et à la décadence d’outre-planète. Pis encore, les anciens dons télépathiques se perdent. Depuis le départ de ton père, le Conseil s’est transformé en une bande de mécontents querelleurs. La prochaine véritable crise pourrait bien les anéantir complètement. Et alors, que deviendra Ténébreuse ?

Lawton fit tourner le liquide dans sa tasse.

– Voudrais-tu voir la Ligue Pan-Ténébrane prendre la relève ?

– Certainement pas ! dit Marius, son intérêt éveillé malgré sa répugnance.

Le Légat savoura une gorgée de jaco et reprit :

– Je vois une solution à l’exploitation de Ténébreuse par des hommes d’affaires opportunistes des deux mondes – et elle fait appel à des hommes comme toi, Marius. Depuis quelque temps, je recrute ce qu’on pourrait appeler un détachement spécial, composé de jeunes hommes et femmes, produits à la fois de Terrait de Ténébreuse. Des Terriens, comme Elena, ta répétitrice, qui ont un peu de sang ténébran et ont grandi sur Ténébreuse – et des Ténébrans d’ascendance terrienne. Même certains de vos parents Comyn, qui voient un peu plus loin que le bout de leur nez… certains sont actuellement hors planète, s’informant sur l’Empire et son gouvernement. Il y en a d’autres, qui travaillent ici, à Thendara, qui participent à la reconstruction de Caer Donn ou qui enseignent nos techniques médicales à la Maison de la Guilde d’Arilinn. Quand le Conseil s’étouffera dans sa propre bile et se dissoudra, mon groupe sera là pour faciliter la transition de ce monde, de parent pauvre de Terra en égal et allié. Avec le temps, Ténébreuse sera prête à se gouverner elle-même, soit en tant que démocratie, soit en tant que monarchie constitutionnelle.

Il regarda Marius dans les yeux.

– Tu serais une recrue idéale pour cette compagnie. C’est pourquoi j’ai gardé l’œil sur toi. J’ai demandé à Elena de faire une entorse à son honnêteté professionnelle pour me communiquer les rapports de tes progrès, tant universitaires qu’émotionnels. J’ai veillé à ce que tu partages deux cours avec Rafe Scott.

Lawton fit une pause, puis sourit.

– Rafe Scott est un autre de mes futurs espoirs. Je voulais voir comment vous réagiriez tous deux à votre situation plutôt unique…

– Encore une expérience contrôlée ? dit Marius d’un ton glacial. C’est donc toi qui m’as fait suivre ?

Le Légat eut la bonne grâce de sembler embarrassé.

– Oui – et tu aurais raison de me mépriser d’avoir utilisé ce subterfuge. Mais comme dit un vieux dicton terrien, la fin justifie les moyens. Je renoncerais sans hésitation à ma situation et à tout ce que je possède, pour que Ténébreuse devienne un membre actif de la communauté stellaire – et cela, selon ses propres termes, non à ceux de l’Empire.

Marius se renversa dans son fauteuil. S’il n’avait pas été télépathe, il aurait pu douter de la véracité de ces paroles, mais il savait que Lawton était sincère et ne pouvait que s’étonner de sa ferveur.

– Pour le moment, dit Marius, je n’ai qu’une question : Pourquoi, toi, politicien terrien, t’intéresses-tu à ce que deviendra Ténébreuse dans vingt ans ?

De nouveau, Lawton sourit.

– Parce que, comme toi, je suis un fils des deux mondes. Ma mère est ténébrane – en fait, c’est une demi-sœur du seigneur Dyan, bien qu’il répugne à reconnaître cette parenté. J’ai prêté allégeance à l’Empire, mais Ténébreuse est ma patrie.

Comme un vin fort, les implications de ces paroles donnèrent le vertige à Marius. Quelle vengeance ce serait ! pensa-t-il. Aider la conspiration terrienne, peut-être hâter la fin du gouvernement des Comynmais malgré ma haine pour ma caste, puis-je l’espionner comme un vulgaire bandit ?

Lawton se leva, lui signifiant la fin de l’entretien.

– Je ne peux pas te promettre que tu n’auras jamais à te salir les mains si tu travailles pour moi – mais aucun Ténébran ne pourra jamais te traiter de traître ! Tu ne seras pas payé. Et je ne te demande pas une réponse immédiate. Réfléchis à ce que je t’ai dit, et pèse soigneusement le pour et le contre. Quand tu auras pris ta décision, tu pourras en avertir l’homme qui attend devant la porte ; c’est un de mes principaux agents, et tu pourras toujours le contacter. En attendant, si tu trouves qu’on te traite injustement au Q. G., ou si tu as simplement envie de parler à quelqu’un d’autre qu’à Rafe Scott, tu peux venir me voir quand tu voudras.

Marius s’était blindé contre la surprise au cours de la dernière demi-heure ; sinon, il aurait été en état de choc en quittant Lawton. L’homme qui attendait à la porte était Lerrys Ridenow.

– Salut, Marius, dit-il avec naturel. Je crois comprendre que Dan t’a finalement mis au courant de nos projets.

– Il dit que tu es un de ses principaux agents. J’aurais dû m’y attendre, étant donné l’intérêt soudain que tu me portes.

Lerrys s’assombrit un instant.

– Tu n’as vraiment confiance en personne, hein ? Crois-le ou non, l’intérêt que je te porte est sincère. Kennard Alton était le meilleur d’entre nous, et je l’admirais. Je désapprouve la façon dont le Conseil traite son unique fils resté chez nous – c’est un autre symptôme de la dégénérescence des Comyn. Si tu adhères au réseau de Lawton, tu pourras te construire un avenir digne d’être vécu.

Marius assista à contrecœur à ses deux derniers cours. Les heures passèrent lentement, comme si un petit dieu malveillant avait ralenti le temps pour le torturer. Il s’efforça d’écouter le professeur, mais son esprit restait concentré sur sa conversation avec Lawton. Il réentendait sans cesse les paroles du Terrien : « Les Comyn se désintègrent… la prochaine véritable crise pourrait les anéantir. » Il sentait que c’était vrai. A cet instant, le temps et l’espace changèrent ; il vit un étrange jeune homme aux cheveux blancs et aux traits familiers des Comyn brouillés par les larmes, contemplant deux bébés inanimés dans leurs petits cercueils.

Avant d’avoir pu identifier l’homme, une idée terrible surgit dans son esprit, dominant toute autre considération : Lawton avait parlé de Rafe comme d’un de ses espoirs futurs et avait provoqué son amitié avec lui – du moins le prétendait-il. Se pouvait-il que Rafe ait volontairement collaboré à son recrutement par Lawton ? Oh, grands dieux, non ! Marius s’efforça de repousser cette pensée, mais comme le crépuscule qui donnait son nom à ce monde, elle resta omniprésente. Toutes les pièces s’emboîtaient parfaitement : la rapidité avec laquelle Rafe l’avait accepté, les longues heures qu’ils passaient ensemble, même la crainte qu’avait Rafe du rapport télépathique. Si Rafe était devenu son ami sur ordre de Lawton, il dissimulait le fait dans les profondeurs de son esprit – peut-être même était-il assez bon télépathe pour avoir sondé Marius sans qu’il s’en aperçoive. C’était à la fois plausible et effrayant que le seul ami qu’il ait jamais eu pût l’avoir dupé depuis le premier instant de leur rencontre. Il se ressaisit brusquement. Je vois Rafe après les cours, se dit-il, et je tenterai un rapport télépathique profondil lui sera impossible de rien dissimuler sous l’impact d’un esprit Alton. Impossible. Et alors, nous nous comprendrons.

A 1 500 heures, la dernière cloche sonna, et Marius bondit hors de son siège. Comme d’habitude, Rafe l’avait précédé au lieu du rendez-vous, et l’attendait en jetant des cailloux dans la fontaine. Il sourit à l’approche de Marius. Marius lui envia sa capacité à manifester ses émotions. Il n’avait jamais été capable de rire ou de pleurer avec les nombreux enfants vivant sur les terres d’Alton, ou de chahuter avec eux en grandissant.

– Comment s’est passé ton cours des sciences de la vie ? demanda Rafe. Qu’est-ce que tu as ? Tu es retourné, ajouta-t-il, les yeux dilatés de consternation.

Marius lui raconta son entrevue avec Lawton et la rencontre subséquente avec Lerrys. Rafe siffla entre ses dents.

– Eh bien, cela résout le mystère de ton suiveur inconnu.

Il n’a pas l’air tellement surpris, pensa mornement Marius.

– C’est tout ce que tu trouves à dire ? demanda-t-il d’un ton détaché.

– Non, bien sûr que non – et je ne suis pas fâché que ça t’ait fait un tel choc. Lawton est obsédé depuis toujours par un pacte Terra/Ténébreuse. Je ne suis pas étonné qu’il cherche à t’embarquer dans son projet farfelu. Avec ton ascendance, tu serais l’agent idéal.

– Toi aussi, dit Marius, le regardant dans les yeux.

– Que veux-tu dire ?

Il fit une pause, espérant que Rafe ne remarquerait pas que ses mains tremblaient.

– Lawton a parlé de toi comme si tu appartenais à son groupe. Il a dit que tu étais l’un de ses espoirs futurs.

La suspicion envahit sa pensée.

– Et ses projets te semblent familiers.

Rafe grimaça et recula. Les paroles s’étranglèrent dans la gorge de Marius, mais, mentalement, il hurla, au comble de la frustration : je ne sais plus quoi pensertu vis parmi ces Terranans depuis trois ans, ils auraient pu te changer.

Soudain, l’esprit de Rafe devint impénétrable, caché derrière une puissante barrière mentale, comme si une fenêtre venait de se fermer, volets verrouillés.

– Rafe, ne me repousse pas ! dit Marius, au bord du désespoir. Si tu m’ouvrais totalement ton esprit, ne serait-ce qu’une seule fois, nous pourrions régler cette vilaine affaire ! Je ne te ferais pas de mal, et ça te ferait peut-être du bien.

Il s’interrompit. Rafe le regardait, d’un air dérouté qui se transforma bientôt en colère.

– Comment oses-tu ? hurla-t-il. Tu veux me faire vivre un enfer juste pour te débarrasser de tes sales soupçons ! Et pourtant…

Sa voix se brisa.

– Tu t’es déjà convaincu que je t’ai espionné pour le légat ! Non ! cria-t-il, comme Marius voulait intervenir. N’en dis pas plus. Va-t’en. Peut-être que tu penseras plus clairement quand tu seras revenu dans ton environnement.

Il tourna les talons.

Marius le saisit par le bras.

– Tu n’essayes même pas de nier !

– Lâche-moi.

Rafe parlait d’un ton glacial, pire que la fureur.

Il se détourna et marcha vers le Q. G.

Eh bien, tant pis ! gronda intérieurement Marius. Il va faire son rapport à Lawton. Je naurais jamais dû mettre toute ma confiance en luiet cela ne marrivera plus !

 

De violents orages s’abattirent sur la ville pendant les quatre jours suivants. Assis devant la cheminée dans le grand salon des appartements Alton, Marius terminait son dernier problème d’algèbre, et se mettait à lire son manuel de géographie de l’Empire quand une ombre tomba sur sa page. Levant la tête, il vit Andres qui le foudroyait du regard.

– Il se fait tard, dit-il. Tu devrais aller te coucher.

– J’ai encore quinze pages à lire.

– Trop étudier, ça existe, Marius. Tu vas t’abîmer les yeux à lire à cette mauvaise lumière. De plus, tu as besoin de repos. Si tu rencontres des difficultés dans tes études, demande à ton ami Terrien de t’aider.

Marius dut faire appel à tout son sang-froid pour rester calme. Il avait essayé de ne pas penser à sa querelle avec Rafe, et à leur séparation dans la colère – sans succès, naturellement. Même l’idée d’adhérer au réseau de Lawton et d’aider à la destruction des Comyn n’avait pu dissiper sa douleur de perdre celui qu’il avait considéré comme un ami. Mais, dans quelques mois, je me souviendrai à peine de lui, se dit-il. Je vivrai uniquement pour la mission que jaurai choisie. Les gens peuvent vous trahir, mais pas les idéaux. Il étira ses jambes et bâilla.

– Rafe a autre chose à faire. Que voulait le serviteur d’Hastur ? demanda-t-il pour changer de conversation.

D’un coup de pied, Andres remit dans la cheminée une bûche tombée du feu.

– Il apportait un message qui t’intéressera peut-être. Le seigneur Hastur t’adresse ses compliments, et une invitation pour le bal du solstice d’été.

– Tiens – c’est gentil de sa part ! Je pense que je vais le décevoir et accepter. Les seigneurs et les dames Comyn devraient savoir que je suis toujours vivant.

Ce serait également l’occasion rêvée pour informer Lerrys de sa décision.

Soudain, un coup violent fut frappé à la porte. Andres ouvrit.

– Désolé de vous déranger à cette heure, s’excusa un garde, mais un jeune homme demande à voir le seigneur Marius.

Il montra une frêle silhouette en cape grise debout dans le couloir.

– Eh bien, voyons qui c’est, grogna Andres.

La silhouette entra et rabattit son capuchon en arrière.

– Rafe, dit Marius avec froideur, maudissant intérieurement les caprices du destin.

– Je sais qu’il est tard, dit Rafe, mais je voulais te rendre cette cape que tu m’as prêtée – et j’ai à te parler, seul à seul, dit-il, d’un ton contraint et pressant à la fois.

– Très bien, dit Marius. J’étais fatigué d’étudier, de toute façon.

Il renvoya le garde et regarda Andres avec insistance. Quand ils furent seuls, Rafe s’approcha de la cheminée pour réchauffer ses membres glacés.

– Bon, nous voilà seuls. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda Marius en terrien, sans le regarder.

– M’accorder un moment pour m’entendre, répondit Rafe en cahuenga. Puis je m’en irai, si c’est ce que tu désires.

– Alors, parle.

Rafe prit une profonde inspiration.

– Il ne m’a jamais été facile de revenir sur une décision, une fois prise. C’est pourtant ce que j’ai fait. Je ne sais pas qui a raison ou tort dans cette affaire, mais nous étions trop furieux pour penser clairement… tu as été trop orgueilleux pour seulement me regarder en classe, et moi, je me suis rendu coupable d’orgueil… en te renvoyant comme je l’ai fait. J’ai réalisé ce soir que ça ne peut pas continuer.

Il fit une pause. Marius perçut la tension de Rafe – et la sienne. Elle s’atténua quand Rafe dit :

– On t’a traité très mal, alors je suppose qu’il t’a été facile de croire que je t’avais menti. Fais ce que tu voudras pour te convaincre que je suis ton ami. Si un rapport télépathique total peut te convaincre… alors… alors… essayons, et le plus tôt possible, pour que nous n’ayons plus aucun doute, ni l’un ni l’autre. Tu me dois bien cela.

Il se tut. A la lueur des flammes, Rafe paraissait très fatigué, presque à bout de forces, et cela émut Marius.

A l’aide de sa matrice, Marius approcha la conscience de Rafe, où espoir et crainte se succédaient rapidement ; il saisit la fin d’une pensée : Il faut qu’il me croie, il le faut ! Je ne peux pas le perdre comme jai perdu tous les autres. Saint Porteur de Fardeaux, donne-moi la force de supporter ce que nous devons faire ensemble !

Marius fut profondément ébranlé, et son indifférence étudiée fondit comme de la cire à la flamme de la chandelle. Il savait que Rafe était terrifié à la perspective de ce rapport télépathique – pourtant, il l’acceptait dans son intérêt. Quelle plus belle preuve d’amitié pouvait-il demander ? Il traversa la pièce et posa la main sur l’épaule de Rafe.

– Inutile de t’imposer cette épreuve. Je sais que tu l’acceptes. C’est suffisant.

– Non, répondit Rafe, ce n’est pas suffisant ! Allons jusqu’au bout – ce soir, si tu veux.

Si cela a tant d’importance pour toi, pensa Marius.

Tout haut, il ajouta :

– Mais pas maintenant. Nous sommes trop fatigués tous les deux. Passe la nuit ici, et nous essaierons demain matin. Au diable l’école ! Même les fossoyeurs ont le droit d’être malades. De plus, nous ne serons sûrement pas en forme quand nous aurons fini.

 

Après le petit déjeuner, Marius chercha dans la dépense la réserve de kirian, ce breuvage qui abaissait la résistance au contact télépathique. Il en versa une dose inoffensive dans un petit flacon.

Rafe l’attendait, assis sur son lit, jambes croisées. Il leva le flacon en un salut ironique, le porta à ses lèvres avec un petit sourire, et le vida d’un trait. Quelques instants plus tard, ses pupilles se dilatèrent sous l’influence du kirian. Ils pouvaient commencer.

Marius sortit sa pierre-étoile de ses enveloppes protectrices, et la posa dans sa paume ouverte. Il laissa sa conscience plonger dans ses profondeurs et se laissa porter vers Rafe. Il sentit la respiration égale de son ami, les battements réguliers de son cœur, le flot du sang coulant dans ses artères. Ils se rapprochèrent, partageant les images mentales : deux ombres de garçons s’embrassant, tandis que des faucons voletaient autour de la fontaine du Q. G. Des mots-pensées s’épanouirent hors de la conscience de Rafe : Ce nest pas si terrible.

Rafe partagea la frustration de Marius, la vieille honte de la bâtardise imméritée, la paix qu’il avait laissée à Armida, sa colère profondément enracinée contre les Comyn. Comment peux-tu vivre avec tant de haine et ne pas devenir fou ? s’étonna Rafe.

Facile. Elle fait partie intégrante de moi.

Marius reprit le contrôle et sonda plus profondément la conscience de son ami. Quelques aperçus sur l’enfance de Rafe lui firent chaud au cœur : bien qu’il se fût retrouvé orphelin de père et de mère à sept ans, Kermiac, le vieux Seigneur d’Aldaran, avait été un tendre père adoptif pour Rafe et ses deux sœurs. Il avait eu une enfance heureuse, aimé à la fois des Ténébrans et des Terriens.

Avant que Marius puisse en voir davantage, l’esprit de Rafe bondit jusqu’à son passé récent, à ses trois années passées dans la Zone terrienne, pendant lesquelles il avait cherché à effacer toutes les traces de son passé ténébran. Marius s’efforça de retrouver les années intermédiaires et se heurta à la résistance familière – livre fermé, haute muraille, parfum de terreur dans les vents de l’esprit. Rafe était incapable d’ouvrir cette partie de sa mémoire.

– Je ne sais pas si j’ai le Don des Alton, celui des rapports forcés, alors il faut que tu m’aides à briser ce verrou. Au moins, ne me repousse pas.

Rafe se détendit, acceptant totalement le défi. A cet instant, Marius concentra toute sa puissance télépathique comme un rayon lumineux pour percer la barrière. Il se jeta dans la mémoire de Rafe, et sentit son ami accepter cette intimité nouvelle. Puis toutes les barrières s’abaissèrent. Il était Rafe, qui revivait l’horreur de ces sombres événements…

Ils formaient un groupe très uni au Château Aldaran : Rafe, Marjorie, Lew, Thyra, Bob et Beltran – unis par les liens puissants de la parenté et de l’amour. Rafe n’était même pas jaloux de l’amour de Lew pour sa sœur adorée, parce que Lew le traitait en petit frère. Ensemble, ils formaient un cercle télépathique, et ils avaient réveillé Sharra. Sharra ! L’antique déesse des Forges, dont le foyer planétaire était une matrice géante sertie dans la garde d’une épée.

Peu après, Rafe s’effondrait, en proie aux premiers accès de la Maladie du Seuil, et son père adoptif, le Seigneur Kermiac, était mort dans son sommeil. L’esprit chancelant de Rafe avait recherché ses amis, mais la force démoniaque de Sharra les avait dressés les uns contre les autres – Marjorie hurlait tandis que Bob frappait Lew de ses longs doigts bagués. Rafe sentit le cœur de Lew s’emballer puis défaillir de souffrance quand Bob lui arracha la matrice qu’il portait autour du cou.

Puis deux jours (peut-être deux décades pour l’esprit troublé de Rafe) de cauchemars où il voyait les flammes de Sharra par son laran naissant qui dilatait ses sens. Beaucoup d’étrangers étaient rassemblés au château, ensorcelés par la déesse des Forges. Des ondes de haine, émanant de Sharra en un flot monstrueux d’énergie télépathique, enveloppèrent ces esprits assemblés. C’est alors que Beltran était venu voir Rafe, avec toute l’apparence d’un fantôme, pour lui demander de feindre la maladie qui commençait à le quitter.

Puis les cauchemars s’étaient réalisés.

Caché dans sa chambre, Rafe restait en rapport mental constant avec le Cercle de Sharra. La déesse était dans tous les esprits qu’il touchait, et il ne pouvait pas échapper à son contact. Elle l’attira plus près de son cœur ardent. Pendant qu’il frissonnait dans ses couvertures, les flammes de Sharra dévoraient la cité de Caer Donn – et, la nuit suivante, ils La lâchèrent une fois de plus sur la ville ravagée. Comme l’incendie terrible faisait rage, Lew avait porté un coup fatal à Sharra, frappant à travers la matrice même. Ce faisant, il avait frappé Marjorie, qui était la Gardienne du Cercle.

Puis l’entité-Sharra s’évanouit, ne laissant derrière elle que le feu, vestige de sa fureur. De très loin, Rafe sentit la souffrance insoutenable de Marjorie, et sa mort miséricordieuse. Quelque chose se brisa en lui, et il la suivit dans les ténèbres.

Rafe s’éveilla dans un château empestant la fumée, et grouillant de soldats terriens et de Gardes Comyn des basses terres. Bob et Thyra avaient disparu, et Beltran refusait de le regarder. Rafe supplia les Terriens de l’éloigner d’Aldaran, et ils avaient accédé à ses prières, l’emmenant de l’autre côté de la planète, pour commencer une nouvelle vie d’enfant de l’Empire terrien – mais la forme démoniaque de Sharra continuait à troubler ses rêves paisibles. Puis il avait rencontré un garçon de son âge, dont l’existence même constituait un lien avec ces souvenirs à demi enterrés : le jeune frère de Lew, qui était devenu son ami…

– Que je suis toujours, l’assura Marius, se détachant de cette expérience-souvenir. Rafe – c’est à cause de Sharra et des ravages qu’elle a causés que tu t’es coupé de Ténébreuse ?

L’étoffe même de l’être de Rafe sembla se défaire. En un crescendo terrifiant d’émotions, il s’écria, avec la voix mentale d’un enfant épouvanté : Ténébreuse ? Je hais Ténébreuse ! Ténébreuse a perverti tous ceux que j’aimais, Ténébreuse ma enlevé Marjorie ! Je veux m’en aller aussi loin que possible de ce monde maudit de Zandru, et ne jamais y revenir !

Marius se sentit sombrer dans l’angoisse de Rafe, et s’efforça de faire surface, ouvrant son esprit à l’impact puissant des émotions de son ami.

Nous ne faisons plus qu’unchacun prend part à la souffrance de l’autre. Alors, laisse-la couler. Je suis la montagne, tu es le torrent. Tu modèleras ma surface, je te porterai. Nous ne ferons plus qu’un de toute éternité !

D’innombrables années semblèrent passer pendant cette union spirituelle qui les transfigura. Brièvement, passa entre eux l’image de Marjorie, debout devant un miroir en pied, les mains tendues vers Rafe de l’autre côté du miroir ; ils avancèrent jusqu’à ce que leurs mains se touchent à travers la glace froide. En un éclair de lucidité, ils réalisèrent que, malgré toutes leurs différences, ils avaient été coulés dans le même moule.

Ces trois dernières années, j’ai vécu dans la peur que, si je connaissais et aimais quelqu’un, il ne me soit arraché comme Marjorie…

Et moi, répondit Marius, je ne me suis jamais projeté vers personne. Je me suis enfermé dans ma solitude, pensant que si je me laissais aller à aimer quelqu’un et à lui faire confiance, il m’abandonnerait, comme Père et Lew.

L’ancienne solitude, la confusion, resurgirent entre eux.

C’est fini, Marius. Tu ne seras plus jamais seul. Je suis là.

 

Le Solstice d’Été tombait onze jours plus tard. Rafe accepta d’être l’invité de Marius au bal – rassemblement annuel des Comyn et nobles mineurs des Sept Domaines. Emportés par l’esprit de la fête, ils séchèrent leurs cours et achetèrent des pâtisseries à un petit marchand de la Vieille Cité.

– Il fera chaud cette nuit, dit Marius entre deux bouchées. Tu es prêt à danser jusqu’à l’aube ?

– J’ai laissé mes souliers de danse à Aldaran, répondit Rafe, pourtant, j’essaierai de me rappeler les pas… mais ne viens pas me dire que tu m’as invité pour que je te remplace sur la piste de danse.

Il se tut, puis projeta sa question mentalement vers Marius : Pourquoi m’as-tu invité ? Je suis étranger à tes parents et à vos façons des basses terres.

Le lien les unissant était si fort que Marius ne réalisa pas s’il parlait ou répondait par la pensée.

– J’ai toujours essayé d’être debout – ou de danser – sur mes deux pieds. Mais je sais que j’aurai besoin d’un soutien ce soir, pour affronter la dérision habituelle des Comyn.

Le soir, dans les appartements Alton, Rafe regarda le tailleur apporter les dernières retouches au costume de Marius. La plupart des jeunes nobles portaient des tenues extravagantes la nuit du solstice d’été. Marius s’était fait faire l’uniforme flamboyant d’un commandant de la garde pendant les Ages du Chaos.

– Tu as vraiment belle allure ! s’écria Rafe.

Le costume de Marius se composait d’une tunique de velours vert à larges manches soutachées d’argent, avec des bottes fourrées et une longue cape noire frôlant le sol.

– Je l’ai trouvé dans un livre sur Varzil le Bon, expliqua Marius quand le tailleur fut parti. Mes ancêtres ont porté cet uniforme. Ce soir, il devrait rappeler aux Comyn ce qu’ils doivent aux Alton.

Rafe fronça les sourcils, et Marius saisit sa question informulée : Où crois-tu que ta colère te mènera ?

Marius se crispa, puis se détendit. Rafe avait le droit de le questionner.

– Le Seigneur Hastur, dans sa sagesse infinie, m’a expédié dans la zone terrienne. Il espérait que j’y resterais, sans aucun doute, au lieu de végéter à Armida sous la férule du Régent Gabriel… Hastur, Gabriel, et les autres tyrans Comyn aimeraient bien que les bâtards terriens de Kennard disparaissent dans l’anonymat. Alors, je vais adhérer à l’organisation de Lawton et l’aider à préparer ce monde à un changement de gouvernement. J’aurai toutes les occasions de m’assurer que les Comyn se détruisent eux-mêmes. Et quand ce sera fait, je prendrai ce qui m’appartient – le Domaine Alton. Et que Zandru emporte dans le plus froid de ses enfers ceux qui essaieront de m’en empêcher !

Marius se sentit très fort, plein du feu résolu de sa juste colère.

Rafe rompit le contact comme s’il touchait du fer chauffé au rouge, et s’attacha à lacer son propre costume. Il avait choisi de se déguiser en chasseur montagnard, avec coiffure en peau de loup.

A cet instant, Andres parut.

– Vous n’êtes pas encore prêts ? demanda-t-il, avec une impatience évidente. Marius, tu ressembles à une vierge nerveuse le jour de ses fiançailles ! Puisque tu as accepté l’invitation d’Hastur, honore-la en arrivant à l’heure !

Puis le ton s’adoucit.

– Amusez-vous bien tous les deux. Et, Marius, fais attention de ne pas trop boire avant de manger.

Marius s’empourpra. Du diable si Andres n’est pas le seul homme capable de me faire rougir comme un petit garçon.

– Je ne t’avais jamais vu rougir, dit Rafe en riant. Je ne t’en croyais pas capable. Tu te contrôles toujours si parfaitement !

La bonne humeur de Rafe était contagieuse, et Marius ne put s’empêcher de rire à son tour.

Les troupes de danse professionnelles avaient commencé leurs exhibitions quand Marius et Rafe entrèrent dans l’immense salle de bal. A la première farandole succéda une danse endiablée des Kilghard, exécutée par une ronde de huit hommes.

– Dieux, il y a si longtemps que je n’ai pas vu danser ! s’écria Rafe devant ces formes tourbillonnantes.

– Quand nous aurons présenté nos respects au vieil Hastur, je te trouverai une danseuse, promit Marius, le guidant à travers la foule.

Danvan Hastur d’Hastur était un personnage imposant, avec ses yeux perçants et ses cheveux blancs comme neige. Mais Marius resta de glace devant sa dignité et sa gentillesse de façade. Il présenta aussi Rafe à Gabriel Lanart-Hastur, grand gaillard roux d’attitude toute militaire. Gabriel se montra courtois, mais sa femme, Javanne, ne dissimula pas son antipathie.

– Gabriel est un cousin éloigné, expliqua Marius à Rafe en se dirigeant vers le buffet. C’est un télépathe, et le mari d’une petite-fille d’Hastur. Quand mon père est parti avec Lew, le Conseil l’a nommé Régent du Domaine Alton. Ce qui met le fils aîné de Gabriel en excellente situation pour hériter du domaine, si mon père meurt hors-planète…

Il s’interrompit, sentant que sa colère rentrée troublait Rafe.

– On dirait que tous les Comyn et petits nobles se sont rassemblés ici ce soir, reprit-il plus calmement. Je vais t’en désigner quelques-uns. Tu vois ces deux officiers près de la fenêtre, assaillis par toutes les vierges et toutes les douairières ? Le beau rouquin, c’est Régis Hastur, petit fils et héritier du régent actuel. Le brun, c’est Danilo Syrtis, qui a été nommé Régent du Domaine Ardais il y a deux ans. Celui qui parle à cette jeune fille blonde, c’est Lerrys Ridenow – en général, les Gardes viennent au bal en uniforme, même s’ils ne sont pas de service. Et regarde – voilà Dyan Ardais, en grand uniforme de Commandant de la Garde !

Marius n’eut pas plus tôt prononcé le nom de Dyan que le Seigneur Ardais se dirigea vers le coin où il se tenait avec Rafe. Collé contre lui comme un chat domestique, Félix Aillard.

– Bonne fête à toi, jeune Lanart, dit Dyan, détaillant Marius des pieds à la tête de ses étranges yeux incolores. Mais peut-être devrais-je dire « jeune Commandant » ? Cette assemblée de sang bleu est vraiment bien protégée, avec non pas un, mais deux commandants.

Marius se détendit, au fond pas fâché de cette joute verbale, bien que le Seigneur Ardais eût la réputation de mettre les gens mal à l’aise. La pensée de Rafe fit écho à la sienne : Il nous dévisage comme pour choisir le meilleur étalon !

– Seigneur Ardais, puis-je te présenter mon ami, Rakhal ? dit poliment Marius. C’est un cousin éloigné d’Aldaran.

Dyan s’inclina avec grâce, mais Félix choisit ce moment pour parler.

– Il ment, Seigneur ! Cet homme est un Terrien de la Cité du Commerce.

– Réfléchis à tes paroles avant d’accuser un Alton de mensonge, dit Marius. Ce que j’ai dit est vrai, et je le répéterai volontiers devant n’importe quel télépathe formé dans les Tours.

– Tu es mal placé pour revendiquer le nom d’Alton, commença Félix, congestionné par la colère et le vin.

Dyan l’interrompit d’un geste brusque.

– Félix, tu aurais besoin d’une muselière.

Avant que Félix ait pu ajouter un mot, il lui donna une taloche amicale.

– J’ai la gorge desséchée. Va me chercher un verre de vin blanc.

Félix s’éloigna, boudeur, et Dyan se tourna vers Marius.

– Voilà longtemps que je ne t’ai pas vu, cousin. Tu as beaucoup grandi. As-tu des nouvelles de ton père ?

Canaille sadique, entendit-il penser Rafe, et il répondit :

– Non, aucune.

Un instant, le regard de faucon de Dyan s’attrista sincèrement.

– Dommage. Les profondeurs de l’espace sont infinies, les gouffres entre les étoiles incommensurables.

C’était le dernier dicton en vogue sur Ténébreuse.

– Amusez-vous bien, jeunes gens, ajouta-t-il, mettant fin à la conversation.

La première danse fut une pavane indolente. Le Seigneur Hastur ouvrit le bal avec une fragile créature brune en robe rouge de Gardienne.

– C’est ma cousine Callina, dit Marius à Rafe. Elle est Gardienne d’Arilinn et Dame du Domaine Aillard.

Puis une pensée heureuse se présenta à son esprit.

– La jeune sœur de Callina était en tutelle à Armida. Nous avons grandi ensemble. Quand mon père est parti, le Conseil l’a confiée à Callina. Elle est peut-être là, ce soir.

Marius prit une poignée de noix et des boules de melon au buffet. Après s’être assuré que Rafe remplissait son assiette, il continua à lui nommer les danseurs qu’il reconnaissait. Malheureusement, il ne connaissait aucune des jeunes filles – et aucune vierge des Domaines n’aurait dansé avec un étranger, même au bal du Solstice d’Été. Même s’il se présentait, elles penseraient qu’un jeune homme de sa caste qui n’était pas dans la garde devait avoir quelque grave défaut. Au diable le regard collectif des Comyn ! jura Marius entre ses dents, au moins pour la centième fois.

Autour d’eux, il voyait des Gardes et des Cadets s’incliner devant les jeunes filles et les guider sur la piste de danse. Personnellement, ça lui était égal ; il avait l’habitude d’être rejeté par les Comyn. Mais il voulait que Rafe passe une bonne soirée, qu’il danse, mange et boive comme un Ténébran. Ils avaient relevé leurs barrières mentales, réflexe du télépathe au milieu d’une foule, mais Marius perçut la sympathie de Rafe. Il abhorrait la pitié, mais l’émotion de son ami le réchauffa comme un manteau supplémentaire.

– Ne t’inquiète pas pour moi, l’assura Rafe. Je ne pourrais pas m’amuser plus, ajouta-t-il en riant. Entre la danse, le buffet et la musique, je suis comme un gosse au carnaval ! Il y a tellement de choses à voir que je ne sais pas où donner de la tête.

Soudain, il se pétrifia.

– Marius, regarde dans le coin, près des rideaux. Non, pas tout de suite ; discrètement ! Cette femme en blanc nous observe.

Avec toute la discrétion voulue, Marius jeta un coup d’œil de l’autre côté de la longue table. Effectivement, une femme de haute taille aux cheveux auburn les regardait avec une curiosité distraite.

– Je t’avais bien dit que tu avais l’air différent dans ce costume, plaisanta Rafe. Ces femmes des basses terres semblent aimer l’uniforme. Allons lui parler.

– Rafe, elle a au moins dix ans de plus que nous ! Et elle a sans doute un mari jaloux qui nous ferait jeter dehors juste pour l’avoir regardée – ou même avoir pensé à elle !

– Quand même, nous pouvons toujours la saluer et lui souhaiter une bonne soirée. Il n’y a pas de mal à ça. De plus, je peux me prévaloir de l’immunité, étant chaireth et ignorant des coutumes de la vallée. Et toi, personne ne peut te jeter dehors ; tu ne seras majeur que dans trois décades !

A cet instant, une voix féminine appela : « Marius ! », et une mince jeune fille en traditionnelle robe verte du Solstice d’Été s’approcha d’eux de l’autre côté de la salle.

– La chance nous sourit, dit Rafe d’un ton satisfait. Je vais nous chercher du vin.

La démarche de la jeune fille lui était familière, mais Marius ne la reconnut que lorsqu’elle fut près de lui et eut ôté son masque. Alors, son cœur bondit dans sa poitrine. Cheveux brun-roux, grands yeux bleus, sourire hésitant dans un visage en forme de cœur – Linnell ! Il la prit par les épaules et l’embrassa sur les deux joues.

– Le Seigneur Hastur a dit à Callina que tu étais là, dit-elle d’une voix haletante, alors je n’ai eu de cesse que je ne t’aie trouvé.

Elle lui ébouriffa les cheveux en souriant.

– Tu as grandi d’une tête ! Je n’arrive pas à croire que tu es presque un homme maintenant.

Baissant la voix, elle murmura :

– Je sais que le Conseil a refusé de t’admettre dans les Cadets. C’est une honte ! Mais dis-moi, as-tu des nouvelles de Lew et de père ?

– Rien répondit-il. Andres dit qu’il est difficile d’envoyer des messages à travers l’espace, ajouta-t-il, se forçant à prendre un ton plus léger.

Linnell avait l’air triste, comme lorsque Lew avait quitté Armida pour rejoindre le Cercle de Tour d’Arilinn, sept ans plus tôt. Au souvenir des jours insouciants passés à gambader dans les prairies d’Armida avec Lew et Linnell, il lui prit la main et la garda dans la sienne.

– Je voudrais que cette époque revienne, dit-elle d’une toute petite voix d’enfant, faisant écho à sa pensée. Je voudrais que Lew et père reviennent, et qu’on retourne tous à la maison…

– Moi aussi, chiya – je ne peux pas te dire à quel point. Mais le monde va comme il veut, pas comme nous voudrions qu’il aille, toi et moi, ajouta-t-il, fermant résolument la porte à ces heures ensoleillées de leur enfance. Je ne savais pas que tu avais le laran.

– Il s’est manifesté tardivement. J’ai eu la Maladie du Seuil juste après le Solstice d’Hiver, et on m’a expédiée à Arilinn, où je suis depuis lors. Mais je n’ai pas la puissance de Callina, il s’en faut. Juste assez d’empathie pour être une bonne monitrice psi.

Marius sourit.

– Il est un domaine dans lequel tu n’as pas du tout changé, Linnell : tu es toujours trop modeste.

Rafe revint avec deux verres de vin blanc et un grand sourire pour Linnell.

– Ma sœur, dit Marius, le bout des doigts sur l’épaule de la jeune fille, je te présente mon ami Rakhal. Rafe, je te présente ma sœur adoptive, Linnell Lindir-Aillard.

– S’dia shaya, Damisela, répondit Rafe, s’inclinant profondément.

L’orchestre invisible choisit ce moment pour attaquer une nouvelle danse. Rafe consulta vivement Marius du regard, prit une profonde inspiration et demanda :

– Damisela – me feras-tu l’honneur d’accepter cette danse ?

Linnell accepta avec un gracieux sourire.

Rafe dansait bien, malgré le manque de pratique. Plus d’un le regarda avec envie diriger Linnell malgré les pas compliqués. Marius fut le seul à connaître la nervosité de son ami chaque fois qu’il rencontrait les yeux bleus de Linnell. Dommage quelle soit déjà fiancée, pensa Marius. Rafe ne pourrait pas trouver une fille plus charmante dans les Sept Domaines !

– Excuse-moi, jeune homme, dit une voix féminine, interrompant sa rêverie. As-tu vu Dame Aillard ?

Marius leva les yeux et haussa les sourcils. C’était la femme en blanc que Rafe avait remarquée tout à l’heure. Bien qu’ayant facilement le double de son âge, c’était la femme la plus belle qu’il eût jamais vue.

– Dame Callina dansait avec le Seigneur Hastur, répondit-il, mais je ne la vois pas sur la piste pour le moment. Puis-je t’offrir mes services à sa place ?

– Merci. Je voulais simplement lui souhaiter une bonne fête avant de partir, répondit la femme avec un sourire artificiel.

Marius sentit une souffrance dans son esprit, comme une blessure purulente ; en une curieuse surcharge télépathique, il entendit un fragment de sa pensée : Il y a un an jour pour jour… c’est arrivé pendant que je dansais… Puis son esprit se ferma d’un coup sec.

– Pardonne-moi, dit-elle doucement, soudain très pâle. Je n’avais pas le droit de t’exposer à ma douleur personnelle. Je suis la honte de ma Tour, à laisser ainsi mes barrières glisser.

Elle se retourna pour partir.

– Ne t’en va pas, dit Marius. Je suis télépathe, mais je n’ai pas bénéficié de l’enseignement d’une Tour, alors je reçois parfois des pensées vagabondes. Dans une foule pareille, il m’est difficile d’être totalement barricadé. C’est plutôt ma faute que la tienne.

Au bout d’un moment, elle se remit à sourire.

– Tu es gentil… tu n’étais pas là l’année dernière à la Fête du Solstice d’Été ?

– Non, c’est la première fois…

Marius se maudit. Maintenant, elle saurait qu’il était très jeune.

– Je te croyais plus âgé, dit-elle, l’évaluant du regard sous ses longs cils.

Pour dissimuler sa gêne soudaine, Marius s’inclina et se présenta. Et il fut soulagé qu’elle ne manifeste ni indignation ni dédain.

– J’ai connu ton frère quand il était à Arilinn. Nos esprits se touchaient souvent dans les relais. Je suis Coryssa Aillard, monitrice psi à la Tour de Dalereuth.

Marius rassembla tout son courage et demanda :

– Maintenant que nous nous connaissons, crois-tu que nous pouvons danser ensemble ?

Il eut conscience de la surprise des Gardes quand Coryssa prit le bras qu’il lui offrait, et il se réjouit intérieurement. Bien fait pour ces soldats d’opérette ! La plus belle femme du bal va danser avec moi !

La musique commença. Marius et Coryssa prirent leur place sur la piste, entourés de couples similaires – visages excités, yeux brillants, capes flottantes, robes froufroutantes. Marius avait une conscience aiguë du corps de Coryssa, du sien propre, et du rythme joyeux qui les rapprochait. D’un mouvement mental machinal, il chercha l’esprit de Rafe et y trouva le reflet de sa propre exaltation.

Les flûtes terminèrent avec panache. A regret, Marius détacha ses mains de la taille de sa partenaire. La main de Coryssa se crispa sur l’épaule de Marius, et il suivit la direction de son regard troublé : debout dans un coin, Félix Aillard les regardait – non, il les fixait, quelque chose de mauvais dans le pli de sa bouche.

– Il fait trop chaud ici, dit Coryssa. Je vais m’asseoir près de cette fenêtre ouverte, non loin de l’arche. Peux-tu m’apporter un verre de shallan ?

Avant que Marius ait pu répondre, elle s’était éloignée. A l’évidence, le regard effronté de Félix l’avait perturbée. Il regarda autour de lui, cherchant Rafe du regard, et fut soulagé de le voir bavarder avec Linnell et deux autres jeunes filles.

Coryssa s’était assise sur la banquette de fenêtre, et s’éventait. Elle sourit quand Marius lui présenta son verre.

– Assieds-toi, je te prie, dit-elle. Voilà des années que je n’ai pas passé plus de quelques jours à Thendara. Dalereuth est si loin dans le Sud que toutes les nouvelles qui ne passent pas par les relais mettent des mois à nous parvenir. Dis-moi, est-ce vrai que le Conseil est parvenu à maintenir la paix avec les Terriens pendant toute une année, sans aucun incident ?

Marius se lança dans l’explication des frontières actuelles entre la vieille Thendara et la Cité du Commerce terrienne. Les yeux verts de Coryssa brillaient en l’écoutant, ce qui ne lui facilitait pas la tâche. L’apparition soudaine de Rafe lui fut un soulagement bienvenu. Après s’être présenté, Rafe tendit une assiette de friandises à Coryssa.

– Tu veux me faire grossir ? demanda-t-elle, moqueuse.

– C’est peu probable, vai domna, l’assura Rafe.

Elle rit et tendit la main vers l’assiette.

– Eh bien, n’est-ce pas un spectacle charmant ? l’interrompit une voix dure.

Félix Aillard, quelque peu chancelant, était debout derrière eux.

Marius se leva, mais Coryssa réagit la première.

– C’est vrai, et tu peux t’y joindre, dit-elle, tendant l’assiette à Félix.

Félix la fit tomber d’une tape, et elle alla s’écraser sur le col. Marius porta la main à sa dague, mais Coryssa lui fit signe de se calmer.

Laisse-la faire, lui parvint la pensée de Rafe. A lévidence, elle connaît ce butor. Et il semble y avoir entre eux quelque chose que nous ignorons.

– Quel courage, Félix ! dit Coryssa avec froideur. Je te suggère d’aller faire un tour dehors, jusqu’à ce que tu sois assez dégrisé pour marcher droit. Sauf si tu veux déshonorer ton uniforme en t’évanouissant sous le nez des Hastur !

– Ainsi, tu penses que je déshonore mon uniforme ?

Contrairement à celle de la plupart des ivrognes, son élocution n’était pas embarrassée.

– Belles paroles, Dame Coryssa. Tu ne portes pas l’uniforme, de sorte que personne ne peut te reprocher de le déshonorer. Mais ta conduite est un déshonneur pour ton sexe !

– Tu n’as aucun droit de me parler ainsi.

Coryssa s’était exprimée avec calme, mais Marius vit ses mains trembler et se crisper sur ses genoux.

– Je suis adulte, je n’ai plus de mari, et je suis uniquement responsable devant ma Tour et moi-même.

– A d’autres ! Réalises-tu le spectacle que tu donnes ce soir aux Comyn ! Parler, rire et danser avec ces…

Il montra Marius et Rafe.

–… avec ces Terranans ! Membres de la race qui a tué ton fils ! Par Zandru, tu n’as donc point de honte ?

Marius se rappela ce que Lerrys lui avait dit du frère aîné de Félix, tué par un Terrien la Nuit du Solstice d’Été. Alors, Coryssa devait être la mère de Félix ! Ce qui expliquait sa détresse au souvenir du bal de l’an passé.

– C’est à moi seule que tu dois confier tes griefs, non à la foule. Et sans y mêler Marius dont le seul crime fut d’être amical à mon égard.

Félix fit face à Marius. Si les regards pouvaient tuer, Marius serait mort sur le coup.

– Toi ! dit Félix d’une voix rauque. Sale intrus terrien ! Comment oses-tu parler à ma mère ?

– Ressaisis-toi ! intervint Coryssa. C’est toi qui te donnes en spectacle maintenant.

Mais elle aurait aussi bien pu être une statue pour l’attention que Félix lui accorda. Sa colère d’ivrogne s’adressait désormais à Marius.

– Tout le monde me dit de me taire – de laisser tout le monde tranquille, reprit Félix. J’en ai assez. J’ai quinze ans, je suis un homme selon les lois des domaines. Et selon ces mêmes lois, je peux te provoquer en duel, Marius Montray-Lanart !

– Et moi, je refuse, répondit Marius. Tu es trop ivre pour penser clairement. Tes allégations sont ridicules – comme d’habitude. Ces propos ne peuvent que vous embarrasser, toi et ta mère. Et elle ne le mérite pas. Si tu veux toujours te battre quand tu seras dégrisé… alors tu es encore plus bête que je croyais, et je me ferai un plaisir de te donner une bonne leçon.

Félix se raidit comme un oudrakhi prêt à charger.

– Tu cherches à te défiler, hein ? Faites confiance à un Terranan pour esquiver ses responsabilités !

Marius l’entendit ajouter mentalement, aussi fort que s’il avait hurlé : Comme ces animaux qui ont tué Geremy !

Félix lança d’une voix stridente :

– Tu m’affronteras sur-le-champ, que tu le veuilles ou non !

Il se jeta sur Marius, une longue dague luisante à la main.

Marius porta la main à la sienne, puis s’immobilisa, soudain enveloppé par un mur de ténèbres. Le temps parut s’arrêter. Il se vit dans une épaisse forêt, entouré d’ombres mouvantes. Blessé à la jambe, il tomba à genoux. Un non-humain fourré se dressa au-dessus de lui, brandissant un long couteau. Il y avait la mort dans cette lame. Sa mort ? Il essaya d’esquiver, mais la terreur le paralysait et il ne pouvait pas bouger. Puis un corps se jeta devant lui, le protégeant du coup inévitable. Il était sauvé… quelqu’un hurla, et il recouvra la vue.

Félix était immobile, et sa dague avait disparu. Rafe, debout devant Marius, lui tournait le dos ; il fit brusquement volte-face, et Marius vit où était passée la dague. Il rattrapa Rafe au moment où il s’effondrait, et l’allongea doucement sur le sol. Quand cette prémonition, ou autre chose, s’est emparée de moi et m’a immobilisé, Rafe a dû se jeter devant moi. Mais était-ce une prémonition ? Non. Il ne mourrait pas par le fer. Il le savait, et il frissonna, se reprochant cet instant crucial d’inaction.

Levant les yeux, il vit l’assaillant de Rafe toujours immobile. Il sentit le goût des larmes qu’il brûlait de verser, mais une autre émotion le consuma totalement, et il entendit des verres se briser par toute la salle. Félix s’abattit sans un mot.

Puis un appel mental qui ressemblait à un sanglot arriva jusqu’à lui : Marius, arrête. Arrête, je t’en supplie ! Impossible de se tromper sur cette voix. Rafe était vivant !

Marius pressa doucement la main de son ami, puis tourna son attention sur les gens qui venaient vers eux. Il leva la main, et ils s’immobilisèrent. Sa démonstration du pouvoir télékinétique d’Alton leur avait inculqué l’obéissance. S’efforçant de parler d’une voix égale, il dit :

– Personne n’approche davantage. Personne.

Régis Hastur vint se placer au premier rang.

– Cela n’aurait pas dû arriver, dit-il.

Il avait abaissé ses barrières, révélant des regrets sincères.

– Mais s’il te plaît, laisse-nous le secourir.

– Vous l’avez déjà assez secouru comme ça, vous autres Comyn ! rétorqua Marius.

A ce stade, il n’avait pas envie d’approcher, fut-ce avec des pincettes, le moindre Hastur hypocrite. Ce nétait pas assez de mavoir banni ? Maintenant, vous avez tué le seul ami que jaie jamais eu !

Près de Régis, Danilo Syrtis grimaça comme s’il avait reçu un coup. Lerrys devint pâle comme un mort. Faisant fi de leur empathie, Marius poursuivit :

– Ce qu’il me faut maintenant, c’est un cheval, une litière, et un message transmis aux services médicaux terriens !

Dyan Ardais s’agenouilla devant le corps inanimé de Félix.

– L’imbécile n’a rien, dit-il un moment plus tard. Juste une bonne migraine – heureusement. Je vais le ramener à la caserne.

Il souleva Félix dans ses bras et sortit de la salle de bal.

– Laissez-moi passer, Com’ii.

La foule s’écarta devant Callina Aillard.

– Marius, dit-elle doucement, ton ami saigne. Si tu le transportes, il pourrait mourir. Je suis Gardienne. Laisse-moi voir si je peux faire quelque chose pour lui.

Marius regarda Rafe. Il avait le visage gris de souffrance, et 4a tache de sang s’élargissait sous son cœur. Incapable de parler, Marius accepta d’un signe de tête.

Callina et Coryssa écartèrent la chemise de Rafe et se mirent à inspecter intensément la blessure, tandis que Danilo Syrtis dispersait les badauds.

– C’est grave, dit enfin Coryssa. La lame et passée entre les côtes et a percé le poumon… il y a une hémorragie interne.

– Tu peux l’arrêter ? demanda Marius, avec un terrible sentiment d’impuissance.

La main de Rafe, qui reprenait connaissance, remua faiblement dans la sienne.

– Je crois, dit Callina. Enfin, si nous pouvons parvenir jusqu’au poumon endommagé. Seigneur Régis – veille à ce que nous ne soyons pas dérangés !

Rafe releva brusquement la tête, et vit la matrice bleue dans la paume de Callina.

– Non ! dit-il en un souffle ! Eloignez de moi ces outils diaboliques !

Il se débattit, jusqu’au moment où Marius lui posa la main sur le front.

– Ne bouge pas, ordonna-t-il. Je sais que l’art des pierres-étoiles t’effraie, mais tu as été capable de soutenir le rapport avec moi. Si je lie mon esprit aux leurs, laisseras-tu la Gardienne et Coryssa stopper l’hémorragie ? Tu sais que je ne permettrai à personne de te faire du mal, bredu.

Rafe soupira comme un enfant fatigué, et donna mentalement son consentement.

Auras-tu assez de force pour cette entreprise ?

Les pensées de Callina tombèrent dans l’esprit de Marius comme des pierres dans une mare. Le Cercle de Neskaya ne t’a trouvé qu’un laran minimal.

Neskaya sest trompé ! rétorqua Marius. Ils ne cherchaient rien d’autre chez un « demi-caste terranan » – ils n’avaient même pas de Gardienne. Mais toi, tu l’es. Sonde mon esprit si ça peut te convaincre, mais fais vite ! Mon ami est peut-être en train de mourir

Callina se retira de son esprit et se concentra sur sa matrice.

– Coryssa, aide-moi ; toi, Marius, suis-nous.

Marius sentit le mouvement mental plongeant des deux femmes : Callina s’enfonçant à la verticale, Coryssa suivant comme une comète à la queue de feu. Puis Callina engloba Coryssa et Marius dans sa conscience. C’était comme s’ils formaient un édifice – toit, pilier et sol – et Callina les introduisit dans la conscience de Rafe. Tout le corps du jeune homme sembla se révulser devant ces esprits étrangers, pris d’une terreur qui menaça la faible emprise de Callina.

Du calme, Rafe, dit Marius d’un ton apaisant. Ne bouge pas, tu ne sentiras rien. Il se plaça dans une position intermédiaire entre la conscience de Rafe et celle des femmes.

La Gardienne palpa les tissus endommagés d’un toucher délicat. Les cellules cruciales, parois mêmes du poumon, étaient déchirées et saignaient. Marius contrôla sa panique initiale, soutenu par Coryssa.

Callina s’attaqua à la tâche difficile de fermer les vaisseaux sectionnés. Le cœur de Rafe ne flancha pas, tant elle travaillait avec légèreté. Puis Rafe sombra dans la sérénité de l’inconscience. A travers Coryssa, Marius concentra tous ses pouvoirs psychiques sur l’esprit de Callina. Une image fulgura dans son esprit : trois mains unies autour de ligaments brisés. L’éclat bleu de la matrice brilla sur les fibres coupées, et Marius devint une coque sans pesanteur, qui laissait couler le pouvoir à travers elle… brusquement, le flot de sang s’arrêta, les vaisseaux furent suturés, comme s’ils n’avaient jamais été sectionnés, et Callina les ramenait à la surface, à travers une jungle cellulaire.

Marius vérifia aussitôt que Rafe respirait normalement – mais il était lui-même ébranlé, pour dire le moins. Il sentit la présence de Coryssa près de lui.

– Viens, dit-elle d’un ton rassurant. J’ai calmé ton rythme cardiaque. Appuie-toi sur moi pour marcher. Ne dis pas de bêtises – tu n’as pas échoué. Tu es novice dans le travail des matrices, et cette opération était assez difficile pour épuiser une Gardienne comme Callina.

Sensation fugitive, comme d’un vol, et Marius fut précipité dans la réalité physique de son corps. Mais quelque chose n’était pas normal, car les murs de la salle étaient flous. Il essaya de distinguer où était Rafe, mais il ne pouvait pas lever la tête. Des voix qu’il ne reconnaissait pas résonnaient à ses oreilles : « Il est épuisé lui-même… Nous n’aurions jamais réussi sans lui, tant les barrières du Terrien étaient impénétrables… »

Quelqu’un glissa son bras sous ses épaules et l’aida à marcher.

– Où est Rafe ? demanda-t-il, entendant à peine sa propre voix.

Puis il perdit toute prise sur la réalité et s’abandonna à une marée de ténèbres.

 

Un liquide répugnant lui brûla la gorge, et il s’éveilla. Il était dans son lit des appartements Alton. Andres le regardait avec inquiétude.

– Le capitaine Ridenow t’a ramené, dit-il. Tu étais livide comme une âme en peine. Mais un bon repas et une bonne nuit de sommeil devraient te remettre d’aplomb.

Marius porta la main à sa tête et ses souvenirs lui revinrent. Il se redressa dans son lit.

– Où est Rafe ? Il faut que j’aille près de lui !

Andres le repoussa d’une main de fer.

– Ton ami dort à poings fermés dans les appartements Aillard, veillé par Dame Coryssa. Demain, il devrait être transportable jusqu’aux services médicaux terriens.

Marius se rallongea docilement, acceptant les fruits au miel qu’Andres lui tendit sur un plateau. Le liquide sucré était rafraîchissant, et débarrassa sa bouche de l’arrière-goût du vomi. Il sentit ses forces lui revenir. Le souvenir du visage haineux de Félix ne le quittait pas, et il remercia tous les dieux qu’il connaissait que Rafe soit encore en vie et hors de danger.

– Il faut que j’aille prendre l’air, dit-il en s’asseyant.

Andres fronça les sourcils, et Marius prit conscience de sa grande force, pour la première fois. Andres tendit la main comme s’il voulait le recoucher, mais il la posa sur son épaule.

– D’accord, Mario, si ça te fait plaisir. Mais ne va pas trop loin. Tu as eu assez d’aventures pour la nuit.

Il y avait des années que personne n’avait appelé Marius par son diminutif. Il serra brièvement la main d’Andres, et quitta la chambre.

Une douce brise agitait les bannières qui décoraient les parapets du château. Loin au-dessous de lui, toute la cité baignait dans la clarté des quatre lunes, mais Marius ne trouva aucune consolation dans la beauté de ce panorama. Il se sentait vide, vidé. Depuis qu’il avait quitté Armida, en ce jour lointain du dernier printemps, ses émotions s’étaient concentrées sur un but. D’abord, sur l’espoir de devenir Cadet ; puis sur le désir rageur de se venger des Comyn qui l’avaient rejeté. Maintenant, cette haine virulente, qui lui paraissait un feu sacré, avait disparu.

Je ne peux pas avoir oublié, se dit-il, dérouté. Pendant tant de nuits d’insomnie, je n’ai pensé qu’à ma juste vengeance contre ceux qui m’avaient banni. Le choc de voir Rafe mourant a dû me déranger l’esprit.

Pourtant, il savait que ce n’était pas la réponse. Malgré ses efforts pour ranimer le brasier de sa rage, il lui semblait qu’une éternité avait passé entre le moment présent et celui où il désirait tuer tous les Comyn. Etait-ce seulement quelques heures plus tôt qu’il avait abattu Félix ?

Comment se fait-il que je ne le haïsse même pluscette arrogante canaille qui a failli tuer Rafe ? L’émotion ressemble-t-elle donc à une pièce de monnaie que, ma colère dépensée sur Félix, il ne m’en reste rien ? Aldones, Seigneur de la Lumière, Dieu de mes pères, qu’ai-je perdu ? Je ne sais plus quoi faire maintenant, je ne sais plus ce que je deviendrai…

Il fit les cent pas pendant une heure. Il avait beau repasser sans cesse en revue les événements de l’été, il ne trouvait pas la solution de son dilemme. Il se sentait aussi seul que lors de ses premiers jours dans la Zone terrienne. Non, ce n’était pas tout à fait exact. Maintenant, il avait Rafe pour ami. La cloche de la Tour de l’Est sonna minuit. Marius bâilla, soudain conscient de sa fatigue.

A cet instant, une silhouette encapuchonnée sortit de l’ombre. Une flaque de lumière éclaira les cheveux blonds de Félix Aillard. Marius eut envie de rire, comme à un spectacle comique.

– Eh bien, Félix, dit-il doucement, tu veux me barrer le chemin comme d’habitude ? Pourquoi viens-tu, cette fois ?

Brusquement, Félix tomba à genoux et lui tendit une dague, garde en avant. Marius la prit distraitement – et faillit la lâcher en y voyant des taches de sang.

– Oui, dit Félix, elle est souillée du sang de ton ami. Je te la donne, et je te demande pardon d’un coup frappé injustement dans la colère. Et si tu le veux, rachète ce sang par le mien. C’est ton droit – et mon châtiment.

Ce disant, Félix détacha sa cape et baissa la tête.

Je rêve ! pensa Marius, frappé de stupeur. Après mavoir harcelé pendant des semaines, et avoir tenté de tuer Rafe, voilà Félix qui sagenouille calmement et me demande de le tuer ! Dans une minute, Danvan Hastur va apparaître et me faire Commandant de la Garde, et je saurai qu’il sagit d’un rêve…

Puis il se rappela un antique rituel des Comyn dont parlait son père : si un homme en tuait un autre par traîtrise, ou tuait une femme ou un enfant, et que sa victime n’avait pas de parent adulte mâle pour la venger, le meurtrier était obligé d’offrir à un parent ou à un ami de la victime la possibilité de le tuer avec l’arme même dont il s’était injustement servi pour commettre son crime. Le rite n’était plus utilisé, sauf en certains endroits des Kilghard – et à Valeron. Exaspéré, Marius pensa : Cet imbécile ne sait donc pas que Rafe est vivant ?

Félix devait avoir le laran, car il releva la tête et répondit :

– Je sais qu’il est vivant. Mais si ma mère et Dame Callina n’avaient pas été là, il serait mort. Et je t’ai injustement provoqué. Tu es encore mineur, selon la loi des Comyn. Et ton ami…

– C’est ta mère qui t’envoie ? l’interrompit Marius.

– Non ! dit Félix, son ancienne arrogance vibrant dans sa voix. Tu es télépathe, bon sang ! Ecoute mes paroles, et juge de leur véracité.

Il prit une inspiration ressemblant à un sanglot et poursuivit :

– Ton ami n’était pas armé. Quand il est tombé et que tu t’es précipité à son secours, j’ai eu envie de m’enfuir, mais je n’ai pas pu. Je vous ai regardés tous les deux, et c’était comme de revivre la Nuit du Solstice d’Été de l’année dernière…

Sa souffrance faillit faire crier Marius, tant elle était intense. Félix s’efforça de continuer d’une voix égale.

– Quand j’étais agenouillé près de mon frère, mourant de l’arme d’un lâche… j’ai réalisé ce que j’avais fait à la caserne. Je suis plus vil que le maudit Terranan qui a tué Geremy. Au moins, il n’avait pas tiré par colère mais par peur !

Les yeux de Félix brillaient de larmes.

Il se tut, mais Marius entendit clairement ses pensées : Pendant des années, je me pensais vertueux et je maudissais les mœurs faciles de ma mère qui attiraient la honte sur moi et sur notre maison… ce que j’ai fait ce soir est un crime bien plus répréhensible ; jai failli tuer un innocent étranger. J’étais comme un fou, qui se bat contre des ombres

Félix reprit la parole :

– Si tu prends ma vie maintenant, je conserverai des bribes d’honneur.

Marius ferma les yeux, évacuant de son esprit le tourment du jeune homme. Il posa les mains sur les épaules de Félix, comme un seigneur l’aurait fit avec son écuyer.

– Je ne prendrai pas ta vie, Félix. Je te la rends, en manière de pénitence.

Félix releva la tête, manifestement surpris.

Marius poursuivit :

– Et je ne te provoquerai pas en duel. Maintenant, relève-toi. Voilà ta dague.

– Mais… tu étais furieux. La façon dont tu m’as attaqué…

– Oui, j’étais furieux. Mais il y a des choses plus importantes à penser. Pour commencer, mon ami est vivant.

Il eut un sombre sourire.

– De plus, je crois que tu te puniras plus sévèrement toi-même que je ne pourrais le faire.

Suivant des yeux Félix qui s’éloignait, Marius réfléchit au changement soudain que la Nuit du Solstice d’Eté avait provoqué dans leurs vies. Félix a dissipé toute sa colère ce soir, comme moi. Sa haine n’était peut-être pas aussi justifiée que la mienne, mais je crois que nous nous ressemblons sur certains points…

La voie qu’il avait suivie s’éclairait à ses yeux. Il se rappela l’étrange réconfort qu’il tirait de ses vœux de vengeance, qui lui paraissaient pleins de noblesse. La colère, c’était facile, pensa-t-il rêveusement. Bien plus facile que d’affronter les circonstances ayant causé cette colère. Et ma haine n’a pas amélioré ma situation.

Il frissonna à la pensée de ce qu’il avait partagé avec Rafe – la vision terrifiante du feu de Sharra. Dans mon autosatisfaction, j’étais aussi aveugle que Félix. Rafe a essayé de me montrer, dans le rapport mental, comme la puissance de la haine peut être dangereuseet il a failli mourir avant que j’abandonne l’illusion d’être un dieu vengeur. Et même alors, s’il ne m’avait pas retenu, j’aurais tué Félix. Marius comprit alors pourquoi son père l’avait toujours mis en garde contre le déchaînement de la colère des Alton. Si Rafe était mort, il se serait jeté sur tous les Comyn assemblés comme un chien enragé, les blâmant collectivement pour les méfaits de Félix.

La colère avait cessé de consumer son âme, mais il se sentait trop amer pour passer une autre année d’oisiveté à Armida : Curieusement, il ressentait une certaine pitié pour les Comyn. Leurs rangs s’éclaircissaient déjà, et ils perdaient leur emprise sur le monde qu’ils avaient gouverné pendant des siècles. Pas étonnant qu’ils me méprisent. Mon sang terrien, même mes yeux marron de Terrien, leur rappellent sans cesse qu’ils seront supplantés par des hommes d’un autre monde. Mais il n’est pas obligatoire qu’ils soient supplantés, s’ils apprennent à coopérer un peu. Il y a beaucoup de traditions Comyn qui méritent d’être sauvées… Il pensa à l’opération par la matrice qui avait sans doute sauvé la vie de Rafe. Malgré toute leur science tant vantée, les Terriens n’avaient rien de comparable à la technologie des matrices.

Marius réalisa avec soulagement qu’il venait de trouver la voie qu’il cherchait. Il continuerait à faire valoir ses droits sur Armida, afin de conserver le domaine pour Lew. Il savait, avec la certitude que lui donnait le laran, que Lew reviendrait un jour.

Et quand il atteindrait sa majorité, le mois suivant, Marius dirait à Lerrys qu’il avait choisi d’adhérer au réseau de Lawton. Mais pas par colère. Ou du moins, pas à cause d’un violent désir de vengeance. Lawton avait raisonTénébreuse et Terra ont beaucoup à se donner mutuellement. Et ainsi, je participerai à ce partage.

Il rit tout haut, avec l’impression qu’un grand poids venait de tomber de ses épaules. Puis il projeta son esprit vers le château enveloppé de nuit, jusqu’au moment où il localisa la respiration paisible et régulière de Rafe. Dors bien, mon frère ! cria mentalement Marius. Quand tu auras recouvré tes forces, je t’ouvrirai mon esprit, et tu verras ce que j’ai appris.

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